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pas les cahotements du chariot ; ils ne vous incommoderont que les premiers jours ; le corps s’y fait, et on ne s’en porte que mieux. Voici une bourse assez bien garnie ; disposez-en comme je vous ai dit ; seulement, tâchez que ce ne soit pas pour nourrir le vice, mais pour sauver du désespoir l’innocence et la vertu malheureuses.

— La pensée est belle et grande ; fasse le ciel que je l’accomplisse, du moins en partie ! Ordonnez de moi. »

Dans la voix et dans les traits de Khlobouëf, il y avait un changement de physionomie remarquable ; on y sentait courage et bon espoir[1].

« Maintenant, dit Mourâzof, rien n’empêche plus que nous causions des petite affaires, puisque la grande est réglée. Eh bien, ce M. Tchitchikof, quel genre d’exploit… ?

— Je vais vous raconter sur Tchitchikof des choses vraiment inouïes. Son audace semble n’avoir pas de bornes. Savez-vous, Athanase Vaciliévitch, que le testament qu’on a récemment ouvert est tout bonnement un faux ? On vient de découvrir et de produire en justice un vrai testament en bonne forme, où toute la succession de la défunte est dévolue, une moitié à un couvent, l’autre en deux parts égales aux deux demoiselles qu’elle a élevées près d’elle.

— Que m’apprenez-vous là ? mais alors qui donc a fabriqué le faux testament ?

— À tort ou à raison, le bruit public attribue ce travail à Tchitchikof ; on dit qu’il y avait plusieurs heures que la défunte avait rendu l’âme quand le prétendu testament a été signé ; on dit qu’une femme a été habillée comme s’habillait la défunte, et que c’est à cette femme qu’on a donné

  1. M. Trouchkovsky, dans les manuscrits qu’il a eus à sa disposition en 1854 et 1855, a trouvé deux versions différentes de ce que l’on vient de lire dans ces deux dernières pages, et il les donne l’une après l’autre, ce qui généralement a paru assez oiseux au lecteur, qui ne peut guère manquer d’y voir une répétition sans intérêt. Notre version, qui ne s’éloigne point de celles de M. Trouchkovsky, a l’avantage d’être plus complète et toute d’une pièce, et nous avons dû songer à l’agrément du lecteur, qui cherche dans les Âmes mortes un roman et non des scholies.