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auparavant… travail bien oiseux, bien inutile, n’est-ce pas ? Et pourtant songez que, pendant que vous en serez occupé, il ne vous restera pas de loisir pour le mal, pour jouer aux cartes, pour vous livrer aux excès de table avec des gloutons et pour demeurer ensuite des jours entiers dans l’abattement, dans une prostration morale malsaine à tous égards. Un travail long et pénible, quelle qu’en soit la nature, est salutaire, surtout si on l’exécute à l’intention de celui qui, en nous créant, nous a voués au labeur[1]. Écoutez, Sémeon Sémeonovitch, connaissez-vous Ivan Potapytch !

— Oui, je le connais et j’ai pour lui beaucoup d’estime.

— Et ses précédents, les connaissez-vous ?

— Non, ou du moins très-peu.

— Je vais vous conter cela en quelques mots : Ivan Potapytch a été millionnaire. En ce temps-là, il mariait ses filles à des gens plus ou moins titrés et vivait comme un tsar. Mais étant tombé en faillite, il se fit courtaud de boutique. C’est bien dur, quand on a eu des coffres et des dressoirs remplis de vaisselle plate, d’aller manger à la gamelle chez autrui ; il semblait bien alors que sa fortune ne s’en relèverait jamais. Aujourd’hui Ivan Potapytch pourrait certainement se faire servir la soupe dans des soupières et des assiettes d’argent massif, mais il ne le veut pas. Il n’aurait qu’à le vouloir pour ramener chez lui la vaisselle plate et les convives d’autrefois, mais il dit : « Non, Athanase Vaciliévitch, aujourd’hui je ne m’occupe plus d’une grossière satisfaction personnelle, mais je travaille pour moi, pour vous et pour le salut de mon âme, car Dieu l’a ordonné ainsi le jour où il m’a frappé. Je me garderai bien désormais de rien faire qui soit de ma volonté propre ; je vous écoute parce que c’est là obéir à Dieu, car Dieu ne parle plus aujourd’hui que par la bouche des plus honnêtes gens. Vous

  1. Dans les manuscrits qu’avait en main M. Trouchkovsky, et sur lesquels a été faite l’édition de Moscou de 1856, la seule existante, toute cette partie est fort abrégée, et à peine indiquée. Le caractère et les sentiments de Mourâzof, ainsi que son intervention dans tout ce qui va suivre, nous ont paru mériter quelques développements.