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borné. Parmi nous autres, un marchand fait fortune ; il se fait bourgeois notable et, de ce moment, il n’est plus, en quelque sorte, simple marchand, il est commerçant ; il est, comme on dit, négociant. Si j’en suis venu là, je dois avoir ma loge au théâtre ; je ne donnerai pas ma fille à un simple colonel ; non pas je ne la donnerai qu’à un général. Un colonel ! qu’est-ce que c’est pour moi alors qu’un colonel ? et quant à mon dîner, je le commande chez le confiseur ; je n’irai pas, certainement, me contenter du dîner d’une cuisinière !…

— Avec dix millions de roubles argent, dit Vichnépokromof, on peut… ah ! donnez-moi dix millions, et vous verrez ce que je ferai.

— Allons donc, dit Tchitchikof, avec dix, avec vingt millions, tu ne feras que de la camelote. Avec dix millions, c’est moi, c’est moi qui ferais de belles choses ! »

Khlobouëf, pendant tous ces propos, pensait : « Après tant de terribles épreuves, si moi j’avais dix millions… L’expérience fait connaître le prix de chaque kopeïka ; je m’arrangerais aujourd’hui tout autrement. » Puis, un moment après, sa réflexion passant au doute, il pensa : « Est-il bien sûr, en effet, que je serais aujourd’hui plus sage ?… » Sur quoi il fit de la main le plus grand signe national du renoncement, et sa pensée conclut ainsi : « Au diable les millions ! je crois fermement que je jetterais l’argent par les fenêtres comme par le passé. »

Et il sortit du magasin tout agité par le désir de savoir vite ce que pouvait avoir à lui dire Mourâzof.

« Vous voyez, je vous attendais, Sémeon Sémeonovitch, dit Mourâzof en voyant entrer chez lui Khlobouëf. Allons chez moi. »

Et il emmena Khlobouëf dans sa chambre, qui était bien moins élégante que n’importe laquelle de celles de MM. les scribes à sept cents roubles d’appointements annuels.

« Vos affaires, Sémeon Sémeonovitch, ont bien dû, je suppose, se relever un peu ; faites-moi confidence de ce qu’il en est. Il vous est du moins revenu quelques bribes, n’est ce pas, de la succession de votre tante ?