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être de passer par chez moi, faites-moi l’honneur d’entrer ; j’ai besoin de causer un peu avec vous.

— Volontiers, lui répondit Khlobouëf.

— Quel beau temps nous avons aujourd’hui, Athanase Vaciliévitch ! dit Tchitchikof au riche vieillard.

— N’est-ce pas, Athanase Vaciliévitch, que c’est une journée superbe ? se hâta de dire Vichnépokromof.

— Oui, grâce à Dieu, fort belle ; mais j’y voudrais un peu de pluie pour les champs.

— Ce serait bien à désirer pour les blés, et ce serait bien aussi pour la chasse, dit Vichnépokromof.

— Oui, oui, la pluie ferait beaucoup de bien, dit Tchitchikof, à qui la pluie importait infiniment peu ; il en faut pour les blés. » Il appuya sur ces derniers mots pour être agréable à l’homme aux millions, en ramenant la juste mesure que celui-ci avait mise dans son opinion.

Mouràzof salua et sortit. À peine il fut sorti qu’on se mit à parler, non de ses vertus, mais de sa grande fortune. Tchitchikof dit :

« Je vous avoue, messieurs, que la tête me tourne, quand je songe que ce brave homme-là possède dix beaux millions… dix millions, qui le croirait ? il a dix millions !

— Eh bien, moi je dis que c’est là une chose exorbitante, monstrueuse, s’écria Vichnépokromof. Les capitaux ne doivent pas être accumulés ainsi. On écrit sur ce sujet-là, aujourd’hui, d’excellents livres en Europe : tu as de l’argent, beaucoup d’argent, eh bien, fais-nous-en part ; régale-nous, donne des bals, étale chez toi, et partout autour de toi, un luxe bienfaisant qui procure du pain aux ouvriers et artisans.

— C’est ce que je ne puis m’expliquer, dit Tchitchikof ; posséder dix millions et vivre comme un simple paysan ! Que ne peut-on faire avec dix millions ? songez donc ! Savez-vous qu’avec cette fortune on peut monter sa maison de manière à n’avoir, du soir au matin, pour unique société, que des généraux et des princes ?

— C’est vrai, dit le drapier, qu’avec son caractère honorable, Athanase Vaciliévitch a l’esprit passablement