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mis, en soulevant leurs chapeaux d’un air aimable, adressaient des appels aux beaux messieurs et aux belles dames ; les barbus à bonnets de pelleteries à la russe étaient l’exception ; tout prenait un aspect européen, manières et manies, costumes et coutumes.

Tchitchikof, en robe de chambre persane neuve, dont l’étoffe était de la termalame d’or, étendu sur un bon divan, faisait son prix avec un marchand contrebandier étranger, juif d’origine, allemand à en juger par le langage. Devant lui étaient déjà une pièce de la plus belle toile de Flandre et deux boîtes en carton contenant des savons de France des premières fabriques de Paris, ce même savon qu’autrefois il acquérait sans bourse délier à la douane de Radzivilovka. Dans ce même moment où, fin connaisseur, il achetait tous ces objets indispensables à tout homme civilisé, retentit le roulement d’une voiture qui s’arrêtait et s’ouvrait au pied du perron, après avoir fait trembler au tonnerre de son approche les vitres des fenêtres et les parois peu épaisses de la maison. Un personnage entra ; c’était Son Excellence Alexis Ivanovitch Lénitsyne. « Eh ! je suis heureux, s’écria le trafiquant, de voir arriver Votre Excellence ; je m’en rapporte à sa justice : qu’elle dise si cette toile, si ce savon, si cet objet, vous savez, que monsieur a acheté hier, ne valent pas… » Pendant ce trait d’éloquence du marchand, Tchitchikof se coiffa de sa belle ermolka brodée or et en fausses perles, et put faire l’effet d’un schah de Perse, moins les moustaches en cordes à puits, mais nullement sans dignité et sans majesté.

Son Excellence, sans répondre bien entendu à la cantilène du marchand, dit d’un air préoccupé à Tchitchikof : « Il faut que nous parlions affaires. » L’expression de ses traits, outre la préoccupation, annonçait de l’abattement. L’honorable négociant interlope fut renvoyé sans cérémonie, et ils restèrent seul à seul.

« Savez-vous quel désagrément se prépare ? Il a été découvert un autre testament de la vieille, un testament qu’elle a fait et signé il y a cinq ans. Dans ce fâcheux document, la défunte lègue la moitié de sa succession à un