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Beaucoup de gens commençaient à jaser sur cette assiduité d’un inconnu ; mais beaucoup plus, au contraire, disaient, et le confesseur tout le premier, qu’il était fort heureux qu’il y eût près de la moribonde un homme sage et probe qui ne manquerait sûrement pas de mettre à profit sa confiance pour la décider à faire son testament d’une manière équitable et régulière.

Trois mois s’écoulèrent ainsi sans que Khlobouëf fût payé et sans qu’on vît que Tchitchikof négociât un emprunt, opération qui, du reste, venait de réussir à souhait, mais dont il n’avait aucunement hâte de parler : car on sait qu’en fait de payement, il s’exécutait toujours le plus tard possible. Puis le bruit courut que Pâvel Ivanovitch était en marché pour revendre en secret, avec exemption d’impôt pour les âmes mortes, le domaine qu’il avait acheté, et on se creusait la tête pour savoir comment il entendait la chose. Un voyageur, qui avait passé une journée de pluie torrentielle dans la ville, avait dîné à l’auberge avec l’adjudant-colonel de gendarmerie en résidence, et il avait dit à cet officier, sans baisser la voix : « Çà, dites-moi, vous avez donc ici le fameux Tchitchikof ? Vous savez qu’il parcourt la Russie, achetant partout les âmes mortes des propriétaires, et cela dans un but qu’il est facile de deviner. »

Le bruit de ce propos se répandit si vite que l’officier crut devoir en aller parler au général gouverneur militaire. Le même jour un autre bruit de ville vint aux oreilles de ce haut personnage : Alexandra Ivanovna était morte et on avait apposé les scellés à tous les meubles des appartements intérieurs, sur le premier avis du décès donné par M. de Lénitsyne à la police locale. Mais, dans le commun, une multitude de bonnes gens disaient que, quand cet avis fut donné, il y avait plus de quarante-huit heures que la défunte avait dû expirer, et c’était Tchitchikof, ajoutaient les mauvaises langues, que l’autorité devrait bien interroger un peu sur les circonstances de cette mort : car, dans ces derniers temps, il n’y avait réellement plus que lui autour du lit et du fauteuil de la défunte, lui seul qui ma-