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argent comptant, montra au vendeur une foule d’actes qui, il est vrai, supposaient de la fortune ; il allait réaliser tout cela, et, pour ce premier moment, il présentait un projet d’obligation sous seing privé à l’échéance absolue de quatre mois, quoiqu’il espérât bien être nanti, dans moins de six semaines, d’une somme peut-être centuple de celle-ci, et satisfaire Khlobouëf aussitôt. Ce dernier voulait de l’argent tout de suite ; mais, comme toutes les personnes appelées pour être témoins et tous les employés des greffes parlaient en faveur de Pâvel Ivanovitch, Khlobouëf craignit de passer pour déraisonnable ; il accepta un simple écrit, et il signa l’acte de vente, aux termes duquel il reconnaissait avoir reçu le prix intégral de l’immeuble.

Cependant Tchitchikof s’était fait présenter par Lénitsyne dans la maison d’Alexandra Ivanovna Kanassarova. La dame continuait de faire tenir chez elle table ouverte ; mais malade et très-affaiblie par la souffrance, elle ne paraissait plus à sa table, et n’admettait dans son appartement particulier que les personnes de sa plus grande intimité, et encore fallait-il que M. Lénitsyne l’eût pour agréable. Tchitchikof fut donné à la moribonde pour un homme adorable de ton et de manières, de la plus exquise obligeance, d’une expérience et d’un tact consommés, d’une probité proverbiale, très-riche avec cela, et non moins modeste que sage. Il venait de quitter le service pour s’établir dans cette province qu’il aimait ; il voulait y acheter des terres et y vivre à la fois en seigneur, en agronome instruit et en homme de goût ; il avait de très-bonnes connaissances dans le gouvernement et dans les environs à trois ou quatre cents verstes à la ronde ; il avait depuis longtemps témoigné l’intention de se faire recommander particulièrement à Alexandra Ivanovna ; et tout récemment, ayant appris de M. Constánjoglo que ce malheureux fou de Khlobouëf était dans la passe la plus cruelle si on ne le débarrassait promptement de son domaine héréditaire, il avait, par pure obligeance, acheté cette terre, pour ainsi dire, à l’aveugle, et seulement pour sauver l’honneur d’un neveu d’Alexandra Ivanovna.