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lever aux grandes dignités ; celle de Tchitchikof, d’arriver, par tous moyens, à ce degré de grande aisance où l’homme de goût, honnête et sensible, s’entoure de toutes les délices de la civilisation de son temps. Quant à la partie mobile, changeante et secondaire de la pensée des quatre nouveaux amis de notre héros, elle manquait d’étendue et de variété, peut-être parce qu’ils étaient riches et bien posés. Tchitchikof, n’ayant rien sur la terre, possédait en revanche, avec un esprit infiniment plus fertile en ressources, un jeu singulièrement vif et abondant de pensées et de sentiments parmi lesquels, vu l’extrême souplesse de son caractère et de son imagination, il lui aurait été difficile de distinguer en lui-même ce qu’il sentait et pensait de ce qu’il feignait de penser et de sentir. Nous supposons, connaissant sa pensée culminante, qu’au fond il pensait ne jamais revoir ni Constánjoglo, ni Platon, ni Basile, ni même la terre qu’il avait achetée dans leur voisinage.

« Pâvel Ivanovitch ! hé, Pâvel Ivanovitch ! dit Séliphane en se tordant sur ses hanches pour parler à son maître, voyez donc derrière nous, notre britchka et nos trois bêtes qui viennent de passer la barrière en même temps que nous. »

Et il arrêta la calèche.

« Tu es fou !… mais, en effet… que signifie ?… Cocher, qui t’a chargé de me ramener ma britchka ? Sans doute André Ivanovitch Téntëtnikof, hein ? Réponds donc, imbécile ! Es-tu muet ? es-tu sourd ? »

Le paysan qui avait amené la britchka et l’attelage de Pâvel Ivanovitch n’était ni sourd ni muet, mais il était cruellement bègue et, de plus, ivre mort. Tchitchikof s’en aperçut, et, au lieu de continuer de le questionner, il se borna à lui faire un petit signe amical propre à le rassurer. Séliphane fut chargé d’avoir l’œil sur lui, de manière qu’il ne s’écartât point d’eux jusqu’à ce qu’ils fussent installés dans une hôtellerie. Là, son premier soin fut d’envoyer le rustre coucher à l’écurie.

Séliphane et Pétrouchka se mirent en devoir de vider les deux voitures avant de les remiser, et, d’après l’ordre