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Tchitchikof déclara qu’il y avait plus de quinze ans qu’il n’avait écrit aucune musique.

À peine Lénitsyne eut-il paru au salon que l’on passa à la salle à manger. Les trois convives, après la prégustation apéritive, se mirent à table et dînèrent très-gaiement. Au café, on présenta à Tchitchikof une pipe, des cigares, des cigarettes, qu’il refusa également, disant que son profond respect pour les dames lui avait fait prendre et garder la résolution de s’abstenir. La dame lança à son mari un coup d’œil et un mot de reproche ; celui-ci plaisanta agréablement sur les roueries des célibataires qui, ayant passé trente-cinq ans, se privent volontairement de fumer. On se sépara dans les meilleurs termes, mais les deux hommes, intérieurement, réservèrent leur opinion l’un à l’égard de l’autre. Eh ! mon Dieu ! n’est-ce pas partout et toujours ainsi que cela se passe ?

Basile Platônof conçut une haute idée des talents diplomatiques du compagnon de voyage de son frère Platon, et il marqua au crayon, sur le plan cadastral de son domaine, trois acres de bonnes terres qu’il abandonnait à Lénitsyne au prix que ce dernier voudrait y mettre. Il était si heureux de rentrer sans procès, sans scandale, en possession de Mont-Joli, que le lendemain il en fit annoncer la nouvelle dans les quatre villages qu’ils possédaient, son frère et lui.

Platon se trouva être indisposé depuis la nuit précédente ; le lendemain, malgré l’effet de la bonne nouvelle, le mal empira ; le surlendemain la fièvre se déclara et les médecins appelés en consultation déclarèrent unanimement que, pour six semaines au moins, la prudence exigeait que le malade, même après vingt jours de convalescence, n’entreprît aucune excursion.

Tchitchikof avait besoin de se rendre à la ville, et pour un si grand nombre d’affaires intéressantes qu’il ne put s’empêcher d’admirer ce coup du ciel qui le privait de la société de Platon l’ennuyé, juste au moment où elle allait devenir pour lui fort incommode. Il se hâta de prendre congé des Platônof, qui, ayant conçu pour lui une véritable