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entre honnêtes gens d’un certain âge et d’un certain rang ; mais une condition de cette sorte de traité, c’est le secret, le secret, voilà tout. » Et en parlant ainsi, il regardait son interlocuteur, noblement, en plein visage.

Lénitsyne était très-versé dans la science et dans la pratique de la procédure, mais ici, manifestement, ses idées étaient dans une entière confusion, d’autant plus que, cinq minutes auparavant, il s’était laissé aller à parler de ses affaires et se trouvait maintenant pris dans ses propres filets. Il était par lui-même fort peu capable d’aucune espèce d’injustice ; il était dans son esprit et dans sa volonté de n’en commettre aucune, personnellement, même dans le plus grand secret, ni pour autrui ni pour lui. « Voilà, pensait-il en son for intérieur, voilà une bien étrange circonstance ! Allez donc après cela vous livrer à des mouvements de bonne et franche affection, même avec de fort honnêtes gens ! C’est un vrai problème que tout ceci ! »

Mais les conjectures semblèrent s’arranger d’elles-mêmes avec complaisance pour seconder les vues de Tchitchikof. Rien ne pouvait être plus favorable au dénoûement de cette situation embarrassante que le simple fait de l’apparition, dans la chambre où ils étaient, de l’épouse de M. Lénitsyne, jeune femme pâle, maigre et petite, habillée comme on s’habille à Pétersbourg, et passionnée pour les gens comme il faut. Elle était suivie d’une nourrice qui balançait mollement dans ses bras le premier fruit du tendre amour des deux époux, qui comptaient à peine un an de mariage. Tchitchikof se leva lestement, s’approcha de la dame avec sa grâce coutumière, la tête un peu inclinée à droite et le sourire sur les lèvres, ce qui fit une excellente impression sur la mère, sur le poupon, sur la nourrice, et par suite sur le père. Dans le premier moment l’enfant s’était montré disposé à faire un éclat, mais par les mots : « Agoû, agoû, petit chérubin ! » par attouchement d’un doigt caressant et par la beauté d’un cachet de montre en cornaline, Tchitchikof parvint non-seulement à le calmer, mais à lui plaire et à l’attirer. Il le prit sur ses bras, puis entre ses mains, et le souleva graduellement jusque vers un lustre