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— Justement, justement, dit Lénitsyne en penchant sympathiquement la tête tout à fait de côté, à la manière de son interlocuteur.

— Qu’il est doux de se trouver ainsi en parfait accord de sentiments ! dit Tchitchikof. Et tenez, j’ai, moi, une affaire qui est en même temps légitime et illégitime, légitime en réalité, illégitime en apparence. Voyez : ayant besoin d’emprunter, et par conséquent de fournir hypothèque, je répugne à faire peser sur des amis le risque d’avoir à payer deux roubles pour chacune de leurs âmes vivantes, car enfin (que Dieu détourne de moi ce malheur !) si je viens à faillir… ce serait très-fâcheux pour le propriétaire… Afin d’être en mesure de ne jamais faire subir pareille épreuve à personne, j’ai résolu (et ce n’est pas une supposition) de me faire à moi-même, pour le cas d’emprunt régulier, une assez large collection des fugitifs et des morts, des âmes mortes enfin, vous comprenez ? qui n’ont pas encore disparu pour l’administration, pour le fisc, puisqu’on paye encore leur capitation. Prendre ces âmes sur soi, c’est, vous en conviendrez, faire œuvre de charité, c’est soulager d’un impôt les pauvres propriétaires. Seulement, ceux-ci et moi, nous sommes bien obligés de nous prêter, en secret, par une fiction contractuelle, à la fiction fiscale, et dans le contrat que nous faisons, selon toutes les formes voulues, les morts ne sont nullement donnés pour morts, mais pour vivants.

— C’est pourtant là une chose bien… singulière ! » pensa Lénitsyne en faisant glisser sa chaise un peu en arrière ; puis il dit : « Je ne sais trop si vous avez bien fait d’entreprendre…

— Le scandale est impossible, parce que, en pareil cas, on se garde fidèlement le secret, et que tout se passe entre gens de bonne volonté.

— Cependant permettez ; vous faites cela…

— En toute paix de conscience, répondit Tchitchikof d’un front serein et d’un ton parfaitement assuré. Nous faisons cela comme tout à l’heure nous causions et délibérions, exactement comme on délibère et traite d’affaires