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il y a du vrai dans ce qu’il dit. » Puis, après une minute de silence, il dit à Platônof : « Je commence à croire qu’en effet, mon cher Platon, il est bon que tu te secoues ; tu n’as pas d’autre mal qu’une espèce de léthargie morale. Ton âme a été accidentellement, dans notre calme de famille, saisie de somnolence ; tu n’es ni fatigué ni certes, encore moins, blasé, mais tu as besoin de fatigue physique et d’émotions. C’est tout le contraire de ce qui se passe en moi. Vrai, souvent je voudrais bien ne pas sentir si vivement et ne pas prendre à cœur, comme je le fais, tout ce qui arrive.

— Quand on prend tout à cœur, c’est qu’on le veut bien, dit frère Platon ; tu cherches les sujets d’alarmes, tu composes à ton usage des occasions d’inquiétude.

— Je n’ai pas besoin d’en composer et d’en appeler, dit frère Basile ; les désagréments viennent à chaque pas nous trouver. Tu ne te doutes pas du tour qu’en ton absence vient de nous jouer notre nouveau voisin Lénitsyne. Il s’est emparé de tout le triangle de terrain inculte que domine le tertre de Mont-Rouge ou Mont-Joly, tout l’espace consacré aux fêtes de nos paysans ; c’est un terrain sans valeur, sans doute, mais que je ne cèderais pour aucun prix, car il fait les délices du villageois au printemps et à la Saint-Jean. À ce tertre sont intimement liés tous les souvenirs du domaine, et les coutumes locales sont sacrées pour nous.

— Il ne sait rien de tout cela, voilà pourquoi il s’est emparé d’un espace vague, dit frère Platon ; c’est un nouveau venu, un homme qui s’installe et regarde partout alentour, cherchant à bien marquer ce qui est à lui ; il faut lui expliquer franchement la chose, et tout sera fini.

— Comment ! il ne sait rien ? Tu dois bien penser que j’ai envoyé l’avertir : il a répondu par un mot grossier.

— C’est peut-être avec grossièreté que ton envoyé a parlé : il fallait aller là toi-même ; tu n’as, crois-moi, qu’à te mettre en communication directe avec lui.

— Non pas ; il a par trop tranché de l’homme d’impor-