Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/238

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vitch une grande escapade, c’est-à-dire de voyager quelque temps dans notre sainte Russie avec Pâvel Ivanovitch. Cela aura peut-être un bon effet sur mon spleen.

— Comment as-tu résolu cela si vite ? » dit Basile étourdi de cette nouvelle fort imprévue ; et il fut sur le point d’ajouter : « Et tu t’accommodes de la compagnie d’un homme que tu viens de voir pour la première fois, d’un homme qui peut n’être qu’un aventurier ou pis encore ? » Il se tut, mais il jeta sur Tchitchikof un regard de défiance que modifia à l’instant même l’air calme et décent de notre héros.

Ces trois messieurs dévièrent un peu à gauche et franchirent le seuil d’une haute porte cochère. La cour où ils entrèrent était vieille, la maison seigneuriale vieille aussi ; c’était un toit en pointe très-haut, et de longs appentis au-dessus des portes ; il y a longtemps qu’on ne construit plus dans ce système primitif. Deux énormes tilleuls, élancés du beau milieu de la cour, en couvraient près de la moitié de l’ombre épaisse de leur feuillage, sous lequel une demi-douzaine de larges bancs de bois peints en vert invitaient au repos ou la conversation. L’enceinte de cette cour était complétement dissimulée par des acacias, des lilas, des seringats, des merisiers et des sorbiers, les uns en fleurs, les autres en grappes.

Avec cet horizon de feuillage, l’habitation seigneuriale était de même toute couverte de verdure, sauf les espaces ménagés à la lumière suffisante que l’intérieur recevait par les portes et les fenêtres, presque toujours au large ouvertes pendant la belle saison. À gauche, sous des tiges d’arbres droites comme autant de colonnes, se laissaient apercevoir, comme dans un bocage, les cuisines, les hangars, les caves et tous les communs ; les rossignols semblaient s’y être donné rendez-vous, et leurs concerts n’y faisaient jamais défaut, surtout vers le soir. Un sentiment plein de douceur et de charme pénétrait dans l’âme des habitants de cette demeure où tout rappelait le bon vieux temps, celui où de pareils lieux vous persuadent que tout était simple, doux, facile et honnête parmi les hommes d’autrefois. Basile Mikhaïlovitch pria Tchitchikof de prendre