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d’un air plein de malice, et lui faisant la grimace s’il essayait de froncer le sourcil. Fi, l’importune, l’indiscrète, l’espiègle, fi, fi ! Et d’où sortent donc ces pensées qui viennent ainsi tout à coup mettre en jeu notre fantaisie ?

Tchitchikof était dans la joie ; il était pomestchik, c’est-à-dire propriétaire foncier et seigneur, seigneur non pas imaginaire, mais véritable seigneur, un noble qui possède des immeubles, des terres, des villages, des champs, des serfs, des serfs nullement fantastiques, mais vivants, mais subsistants. En songeant à tout cela, il en vint peu à peu à faire de petits soubresauts, à se frotter les mains, à se faire à lui-même de petits clignements d’yeux et à trompeter une sorte de marche en rapprochant son poing de sa bouche, après quoi il prononça à demi-voix quelques mots sans suite qui finirent par deux appellations caressantes adressées à sa propre personne : « Eh ! fin museau, gros poulet, va ! » Mais se souvenant en ce moment qu’il n’était pas seul dans la voiture, il jeta un rapide coup d’œil sur son compagnon, et se promit de tenir en bride ces transports, même avec Platônof. Celui-ci, croyant qu’il avait eu quelque velléité de lui adresser la parole, lui dit « Quoi ? » Il répondit : « Rien. »

« Arrête ! » cria Platônof au cocher.

Tchitchikof regarda autour de lui et s’aperçut qu’ils venaient de traverser un bois délicieux. Dans l’endroit où ils entraient, un double rideau de bouleaux se prolongeaient des deux côtés d’un chemin doux et sans ornières ; on apercevait à travers le feuillage une blanche église. Au bout de la partie de l’avenue où ils roulaient, parut un monsieur coiffé d’une casquette, un bâton noueux à la main, qui venait à leur rencontre. Un chien anglais à hautes pattes menues courait devant lui.

« Voici mon frère, dit Platônof. Cocher, arrête ! » Et il descendit de la calèche. Tchitchikof aussi. Les deux chiens cependant avaient déjà échangé entre eux diverses caresses ; agile de sa langue comme de ses longues pattes, Azor eut tout d’abord léché le museau de son ami Iarb, puis il lécha la main droite de Platônof, puis il se dressa contre