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phénomène étrange : aujourd’hui le prêtre en habits pontificaux, debout devant un iconostase éclairé d’une infinité de cierges, disait des prières solennelles ; demain, dans les mêmes appartements, seront réunies, pour une répétition, une société de comédiens français ; le lendemain du banquet on peut fouiller toute la maison, on ne trouvera pas un morceau de pain à se mettre sous la dent, mais le surlendemain c’est un festin de Balthasar donné à messieurs les artistes, comédiens, musiciens, danseurs et décorateurs, dont chacun, en outre, emporte son cadeau. Il y eut pour Khlobouëf, avec une telle vie, des jours, bien des jours, où un autre que lui se fût pendu ou noyé, ou se fût brûlé la cervelle ; mais ce qui le préservait, c’était une certaine disposition religieuse qui se conciliait en lui, avec tout ce désordre matériel.

Dans les heures les plus amères de son existence, il lisait les vies des hommes d’élite qui, ayant eu le plus à souffrir et à gémir sur la terre, avaient élevé leur esprit et leur âme fort au-dessus des maux qu’il voyait conjurés pour sa ruine. À cette lecture son cœur s’attendrissait, son esprit avait des ravissements soudains, et ses yeux se remplissaient de larmes. Puis il donnait une heure ou deux à la prière… et, chose merveilleuse ! presque toujours, ces mêmes jours-là, il lui venait quelque secours tout à fait inattendu. C’était vraisemblablement ou quelqu’un de ses anciens amis qui se souvenait de lui et lui envoyait de l’argent, ou quelque bonne dame en passage par la ville, qui apprenait par hasard l’histoire de sa situation désespérée, et, par l’effet de cette générosité impétueuse d’un cœur de femme, lui faisait parvenir un riche présent. Ou bien il se tirait quelque part, à son insu, une loterie ; ou bien il se jouait à son profit une partie dont on lui faisait mystérieusement passer le produit. En pareil cas, il reconnaissait avec une grande ferveur de piété cette immense grâce de la Providence ; il faisait dire par le prêtre de la paroisse, in pontificalibus, chez lui, devant les saintes images, des prières solennelles, après quoi, immédiatement, il renouait le fil de sa vie d’excès et de désordres.