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— Ô imbécile, pensa Tchitchikof, moi à ta place je courrais amuser, soutenir, consoler cette chère tante, avec plus de zèle et d’attentions que jamais tendre bonne n’en a déployé pour aucun petit enfant gâté.

— Tenez, l’effet immanquable de conversations pareilles, c’est de sécher le gosier, dit Khlobouëf ; hé ! Kiruchka, apporte-nous une bouteille de champagne !

— Non, non, moi du moins je ne bois plus, dit Platônof.

— Ni moi non plus », dit Tchitchikof.

Et tous les deux refusèrent résolûment.

« Soit, dit Khlobouëf ; mais au moins jurez-moi que vous viendrez me voir à la ville. Le 8 juin je donne un dîner aux principales autorités du chef-lieu.

— Comment ! s’écria Platônof, vous, un dîner invité ! un festin, dans l’état de dénuement où vous êtes !… pardon, mais vous n’y pensez pas.

— C’est un devoir ; ces messieurs m’ont invité et régalé eux aussi. »

Platônof ouvrit de grands yeux et n’y vit pas plus clair. Il n’avait jamais porté son attention sur ce fait, du reste assez frappant ; c’est qu’en Russie, dans les chefs-lieux de gouvernement et dans nos trois capitales, la vie de certaines personnes est, à plusieurs égards, une énigme dont on ne trouve pas le mot. Vous voyez un individu qui, chacun le sait, a tout mangé, est dans les dettes jusqu’aux yeux et n’a plus aucun moyen d’éviter la submersion finale, et qui, tout à coup, invite à dîner et traite parfaitement de nombreux conviés ; ceux-ci se disent à l’oreille entre eux que c’est bien pour la dernière fois, et que, le lendemain, leur hôte sera certainement en prison. Dix ans se passent au bout desquels notre viveur est encore debout et plus que jamais obéré et à bout de toutes ressources ; mais, à la surprise générale, de nouveau il donne un grand dîner auquel de nouveau on accourt, tout en pensant que cette fois-ci est bien positivement la dernière, et que l’amphitryon sera le lendemain entre quatre murs.

La maison de Khlobouëf dans la ville présentait un