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mais il faisait voir dans ses discours une si remarquable connaissance des hommes et du monde, qu’il était manifeste que cet homme-là avait vu et parfaitement vu beaucoup de choses. Rien n’égale la finesse de trait avec laquelle il esquissait en peu de mots tous ses voisins, les propriétaires fonciers résidents ; il voyait si bien leurs défauts et leurs fautes, il connaissait si bien l’histoire de tous les seigneurs ruinés et les causes et les détails de leur ruine, il savait si bien l’art de peindre leurs habitudes et leurs moindres tics, que ses deux convives émerveillés (et c’est beaucoup dire de la part de Platônof) étaient prêts à le proclamer le plus spirituel des hommes.

« Je ne puis m’expliquer, dit Tchitchikof, comment, avec tant d’esprit, vous ne trouveriez pas cent moyens pour un de sortir à votre honneur des difficultés de votre position. »

Tchitchikof avait dit cela du ton de la plus profonde conviction. Il n’en fallut pas plus ; ce même Khlobouëf, tout à l’heure si prodigieusement intelligent, déroula devant ses interlocuteurs un fouillis de projets tous plus absurdes et plus étranges les uns que les autres, et qui montraient si peu de vraie connaissance des hommes, des choses et des relations sociales, qu’il n’y avait plus qu’à hausser les épaules et à dire : « Grand Dieu ! quelle incroyable distance entre connaître le monde et savoir personnellement mettre à profit cette connaissance ! » Tout projet chez lui avait pour base la nécessité de se procurer avant tout cent ou deux cent mille roubles. Il lui semblait qu’avec ce levier il ferait sortir de terre un domaine splendide, où tout serait admirablement régi, où tous les trous et les crevasses seraient bouchés, les revenus successivement triplés, quadruplés, quintuplés, en même temps que s’acquitteraient toutes les dettes… Et il terminait le tableau de toute cette prospérité par ces mots :

« Mais non, il n’existe pas pour moi un ami, un bienfaiteur qui se décidât à me prêter deux cent mille roubles, ni même cent mille… Il est donc évident que Dieu ne veut pas que je me relève.