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— Ils n’ont pas de pain, et il est indispensable que les enfants sachent danser, pensa Tchitchikof.

— C’est étonnant, pensa Platônof.

— Ah ! il faut que nous arrosions le marché, dit Khlobouëf. Hé ! Kiruchka, lestement à la glacière, une bouteille !… Messieurs, nous prendrons un verre de champagne.

— Pas de pain, mais de la musique, de la danse et du vin de Champagne toujours ! » pensa de nouveau Tchitchikof.

Quand à Platônof, il devenait pour lui pénible de penser, il ne pensait plus rien.

C’était un peu par nécessité que Khlobouëf s’était approvisionné de vin de Champagne. Il envoyait souvent à la ville un messager pourvu d’une liste d’objets à prendre, mais sans argent pour les payer ; dans les petites boutiques, sans argent comptant vous n’obtiendrez pas une cruche de kvass[1], et pourtant vous voulez boire. Le messager, qui connaît votre soif, entre le front haut chez le Français ; le Français est un agent d’une forte maison de Pétersbourg, récemment arrivé avec des vins de prix ; jusqu’à présent il fait volontiers crédit à tout le monde. Vous concevez donc qu’il avait fallu, faute de boisson à un sou la potée, prendre du vin de Champagne à quinze ou vingt francs la bouteille.

La bouteille apportée chassa à grand bruit le bouchon ; trois fois les verres furent presque coup sur coup remplis et vidés, et les esprits s’égayèrent. Khlobouëf surtout n’était plus reconnaissable, tant il devint, grâce à cette libation, gai, aimable et charmant. Non-seulement il semait à pleines mains les bons mots et les anecdotes piquantes,

  1. Le kvass est une boisson vulgaire, résultant d’un ferment de pain noir; cette boisson, qui est rafraîchissante et n’a rien de désagréable au goût quand elle est bien faite, est presque toujours manquée dans les ménages où, personne n’étant à son devoir, tout est négligé et laissé au hasard. De là vient la nécessité d’envoyer acheter tout dans les boutiques de la ville, auxquelles, au contraire, on devrait porter cent sortes de denrées, lait, beurre, œufs, miel, légumes, cire, plume, ratafias et conserves, pour peu qu’on se mêlât d’économie dans son domaine.