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— Eh bien ! rentrons, messieurs. »

Et tous trois reprirent le chemin de la maison.

Ce qu’ils virent dans le trajet, ce fut toujours partout le même spectacle de désolation ; partout la malpropreté et le désordre étalant leur laideur : tout était complètement laissé à l’abandon. La lumière naturelle du simple bon sens s’était éteinte avec l’esprit d’ordre ; une femme en haillons crasseux maltraitait avec la dernière fureur une pauvre jeune fille, et deux paysans regardaient du plus stoïque regard les sévices de cette ivrognesse qui pouvait tuer l’enfant. L’un de ces paysans se grattait le bas de l’échine et bâillait, l’autre bâillait en s’étirant, les portes bâillaient faute de gonds, les toits faute de clous, et tous ces bâillements gagnaient sensiblement Platônof, à qui il n’en fallait pas tant pour se laisser aller à l’exemple. « Voilà donc, pensa Tchitchikof, un échantillon de ma future propriété en fait d’hommes… quelles guenilles ! c’est pièce sur trou et trou dans la pièce. » En effet, sur une des chaumières dont le toit avait sombré, le paysan et ses fils avaient hissé les deux battants de leur porte cochère. Des fenêtres aux croisées disjointes, et sans gonds ni targette, étaient maintenues en place par des perches dérobées dans les embarras du propriétaire ; c’était, à chaque pas, l’application du système de ce pauvre Trichka qui rognait ses manches et ses basques pour raccommoder les trous du coude[1].

  1. Allusion à une fable très-populaire du célèbre Jean Krylof, où un Jean Jeannot, une sorte de Jocrisse du nom de Trichka, rogne les parements de ses manches pour boucher les trous de ses coudes, puis rallonge ses manches aux dépens des basques supprimées; cela rappelle, dit en terminant le poëte, le mal que se donnent quelques seigneurs russes en train de se ruiner et ne se soutenant plus que par des expédients pitoyables. En France, il y a le dicton : Déshabiller Paul pour habiller Pierre, qui rappelle le triste tracas que se donnent en tout pays les familles pauvres ; en Russie, depuis Krylof, ce dicton êto trichkine kaftan (c’est l’habit de Trichka) n’est pas moins usité, pas moins pittoresque que celui par lequel les Français se représentent le bon Gribouille se plongeant vite dans l’eau jusqu’aux oreilles pour se soustraire à la pluie.