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tánjoglo avec un âcre sentiment de douleur. Savez-vous que je ne pourrais pas rester ici plus longtemps ? c’est pour moi la petite mort d’avoir à être témoin du désordre et de la ruine volontaires d’un homme. Vous pouvez maintenant terminer l’affaire sans moi. Enlevez-moi à ce fou ce trésor ; il n’est bon, lui, qu’à profaner les dons de Dieu. » Et après avoir parlé ainsi, Constánjoglo resta un instant comme suffoqué par la bile. « Adieu, adieu ! dit-il à Tchitchikof, et se hâtant de rejoindre le propriétaire son voisin, il lui dit adieu aussi.

— De grâce, Constantin Féedorovitch, dit Khlobouëf étonné, vous ne faites que d’arriver et déjà vous repartez !

— Impossible de faire autrement, impossible ; j’ai à faire chez moi, pardon, dit Constánjoglo, qui aussitôt enfourcha sa bancelle, et cinq minutes après il était loin.

— Constantin Féedorovitch n’a pas pu y tenir, dit Khlobouëf, devinant aisément la cause de cette fuite de son voisin ; c’est triste, c’est écœurant pour un agronome tel que lui, de voir un bien comme celui-ci tombé dans un désarroi si complet. Croirez-vous, Pâvel Ivanovitch, que je n’ai pas ensemencé cette année ? Parole d’honneur, je n’avais pas de semences et pas même ce qu’il faut pour labourer. Votre frère, Platon Mikhaïlovitch, est, dit-on, un agronome très-distingué ; mais quant à votre beau-frère Constánjoglo il n’y a pas à s’y tromper, c’est le Napoléon de l’agriculture. Que de fois je me dis : « Pourquoi tant d’intelligence et de génie dans une seule tête, et pourquoi pas une gouttelette de cet esprit-là dans la mienne ?… » Ici, messieurs, prenez bien garde ; en passant cette passerelle on court grand risque d’aller tomber dans quatre ou cinq pieds de vase… Ce qui me fait le plus de peine, c’est la situation de mes pauvres paysans. Je vois que c’est l’exemple qui leur est nécessaire, et de moi quel exemple reçoivent-ils ? Comment avec eux serais-je difficile et sévère ? Comment leur prêcher l’ordre, quand je suis le désordre incarné ? Prenez-les en main, Pâvel Ivanovitch, soyez leur seigneur. Il y a bien longtemps que je les aurais émancipés ; mais ils n’y gagne-