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Pendant la complainte que Khlobouëf faisait entendre à Platônof, Constánjoglo, qui les suivait à cent pas de distance avec Tchitchikof, jetait de tous côtés les regards les plus indignés :

« Voyez, voyez, voyez et jugez, disait-il en montrant du doigt les objets : n’est-ce pas incroyable, cet état de misère où il a jeté le paysan ? Ici pas un chariot, pas un cheval ! Qu’il arrive une épizootie, pas de danger que l’on y perde son avoir. Il n’y a pas à balancer, vends ta montre, ta voiture et ta dernière chemise, et vite donne au paysan un bœuf et un cheval, si tu ne veux pas qu’il reste des journées sans travailler. Il faut à présent des années pour réparer le mal. Le paysan tombé dans la paresse ne se remue plus ou peu que pour aller au cabaret, et il suffit bien qu’on l’ait laissé un an sans travail pour qu’il se soit fait à jamais à ses haillons et à son vagabondage.

« Voyez-moi ces champs, voyez cette terre-là ! poursuivait-il en montrant des prés qui commençaient immédiatement derrière les chaumines, ce ne sont que fondrières. Moi, j’aurais là du lin, du lin pour au moins cinq mille roubles, et de ce côté des navets pour quatre mille. Et là-bas, au fond, toute cette côte, c’était autrefois la plus magnifique seiglière… tout cela stérile comme le rocher ; plus d’emblavures : il n’a pas semé de blé, je le sais. Tenez, voyez ces vallées, rien ! rien ! moi, j’aurais là une futaie si haute que le vol du corbeau n’y atteindrait pas. Et dire que ce malheureux ne comprend pas quel trésor il a dans une pareille terre ! » En achevant cette expression de son dépit, Constánjoglo cracha comme pour en avoir le cœur soulagé ; mais la bile ne monta pas moins à son front, qui sembla se couvrir d’un nuage sombre.

Cependant ils avaient, tout en causant, gravi une colline à travers des halliers ; quand ils furent sur le plateau, ils virent miroiter les eaux rapides d’une rivière, puis, plus loin, dans la perspective, se découvrait une partie de la maison du général Bétrichef, et plus loin, bien plus loin encore, comme derrière une gaze bleuâtre, une chaîne de collines couvertes de bois touffus qui, selon toute pro-