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de la main ; mes dettes payées, il ne me restera pas un millier de roubles.

— Et qu’allez-vous donc faire ?

— En vérité, je ne sais.

— Vous entreprendrez quelque chose pour sortir de ce dénûment.

— Qu’entreprendrais-je ?

— Vous prendrez un emploi.

— Mon rang civil est Goubernskï sécrétar, la quatorzième classe, l’équivalent à peine du grade de sous-officier de la ligne… C’est joli, n’est-ce pas, pour solliciter un emploi ? Mais, soit, à force de patience et d’intrigue, je me fais donner une place aux appointements de cinq cents roubles… et j’ai cinq enfants et leur mère à nourrir !

— Faites-vous intendant ou régisseur de quelque domaine.

— Qui est-ce qui confiera la régie de ses terres à un homme qui a mangé son propre bien ?

— Si l’on a à sa poursuite la faim et la mort, il y a pourtant nécessité de se créer vite un refuge quelconque. Mon frère connaît beaucoup de gens à la ville. Il ne faut peut-être que la bonne volonté d’un membre de ce petit monde officiel pour qu’il vous soit donné une place… oui, je prierai mon frère…

— Non, Platon Mikhaïlovitch, dit Khlobouëf en pressant avec force la main de Platônof, je ne suis propre à rien du tout ; je suis vieux, très-vieux avant l’âge ; d’anciens excès m’ont séché la moelle épinière, j’ai à cette épaule un rhumatisme incurable… Une place ! une place pour que je vivote aux dépens de la couronne et du tiers et du quart peut-être aussi… Nous savons qu’il a été ouvert ainsi partout des places où des gens insatiables s’engraissent… À Dieu ne plaise que, pour nous donner à moi et aux miens le pain quotidien, on grève encore plus le pauvre peuple !

— Voilà, pensa Platônof, les fruits d’une vie de désordres ! Mieux vaut, en vérité, ce demi-sommeil, ce long bâillement de mon existence, et ceci me justifie du moins un peu. »