Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/218

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Constánjoglo vint à la suite[1]. On fit ainsi quinze verstes ou kilomètres sans sortir des bois et des champs de Constánjoglo. À peine on eut gagné la limite de ses terres que tout changea d’aspect ; on ne vit plus que des blés rares et mal épiés, et, au lieu de beaux arbres, des troncs pourrissant sur pied. Le village, malgré la beauté naturelle du site, semblait un lieu abandonné. Un bâtiment en pierre, qui promettait une maison d’habitation convenable, restait inhabité, faute d’avoir été achevé, et derrière se découvrit une autre maison, habitée, mais vieille et trop petite. Ils trouvèrent le maître tout ébouriffé, réveillé d’un somme d’extra, mais encore plein de sommeil. C’était un homme de quarante ans ; il avait la cravate plus que dénouée, sa redingote avait des pièces, et ses bottes des crevasses.

Il se réjouit comme d’une bonne fortune de voir apparaître des visites ; il lui serait arrivé des frères absents depuis bien des années qu’il n’aurait pu se montrer plus joyeux.

« Constantin Féedorovitch ! Platon Mikhaïlovitch ! vous m’avez donc fait le grand plaisir de venir à la fin ? Est-ce que je ne rêve pas ? vrai, je pensais bien être abandonné de tous ; c’est à qui me fuira comme la peste : on craint tant que je ne demande quelque prêt d’argent ! Oh ! j’en avale de dures, Constantin Féedorovitch ! et j’avoue que j’ai mérité tout cela ; le pourceau a vécu sa vie de pourceau. Pardon, messieurs, de vous recevoir en pareille toilette. Vous le voyez, j’achève d’user mes vieilles bottes. Çà, que puis-je vous offrir, messieurs ?

— Point de cérémonies ; nous sommes venus pour affaires ; nous vous amenons un acheteur, M. Pâvel Ivanovitch Tchitchikof, lui dit Constánjoglo.

— Heureux, monsieur, de pouvoir faire votre connaissance ; permettez-moi de vous toucher la main. »

Tchitchikof lui présenta les deux mains à la fois.

« Je voudrais, cher monsieur Pâvel Ivanovitch, vous faire

  1. Pralëtka, banc rembourré monté sur quatre roues, et sur lequel on se met à califourchon.