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un désir sincère de s’établir dans le pays et d’acheter du bien pour le faire valoir ; il faisait consister en cela surtout son patriotisme, et il faut reconnaître que cette opinion en vaut une autre.

Il montra en détail à Tchitchikof toutes ses exploitations ; chez lui, il est vrai, une heure qu’on eût pu employer à quelque chose d’utile ne se perdait pas impunément, et il n’y avait point d’exemple que rien eût jamais mal tourné. Aucun paysan de ses terres ne pouvait manquer d’exactitude ou de vigilance ; le maître, en pareil cas, semblait jouir du double don d’ubiquité et d’omniscience ; une velléité de fainéantise le trouvait là debout, prêt à relever le délinquant du péché même d’intention. L’intelligence et le contentement de soi brillaient dans tous les yeux ; tout dans ce domaine était si habilement organisé qu’il semblait que la machine fût montée ainsi pour un demi-siècle et qu’elle fonctionnât d’elle-même. L’aménagement des forêts et le système des jachères institués par Constánjoglo pouvaient obtenir l’approbation de tous les agronomes du pays ; à plus forte raison excitèrent-ils l’admiration de Tchitchikof, pour qui tout était nouveau et d’un intérêt saisissant. Aussi se disait-il à tout moment : « Que de belles choses faites sans bruit ! et qu’il y a loin de ce que je vois à ces projets, à ces théories, à ces gros traités et à ces grands discours ambitieux que j’ai entrevus chez Kochkarëf, à ces in-folio écrasants qui depuis cent ans promettent à l’univers l’abondance et le bonheur, et s’arrêtent sous ce rapport au prospectus du livre ! » Et il pensait à la vie inutile et débilitante, ruineuse pour le pays, que mènent les trois quarts au moins des habitants des capitales, occupés à glisser avec grâce sur des parquets cirés, à débiter et à faire des inepties en grande et pimpante assemblée !

Constánjoglo offrit de lui-même d’accompagner Tchitchikof chez Khlobouëf et de visiter avec lui la propriété. Tchitchikof était tout gaillard. Après un copieux déjeuner, tous deux, et Platônof troisième, prirent place dans la belle calèche de Paul Ivanovitch, et on partit ; Iarb prit les devants comme pour écarter du chemin les oiseaux, et la bancelle