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contré en Russie un homme d’un esprit comparable au vôtre.

— Ah çà, écoutez, Pâvel Ivanovitch, dit Constánjoglo, si vous êtes amateur d’esprit solide, si vous avez la curiosité de voir un véritable homme d’esprit, sachez que nous en possédons un dans ces cantons, et que je ne vais pas à la cheville du pied de celui-là.

— Qui cela pourrait-il donc être ? dit Tchitchikof avec étonnement.

— C’est un entrepreneur à qui j’ai souvent recours, un nommé Mourâzof.

— Voici la deuxième fois, cette semaine, que j’entends parler de Mourâzof.

— C’est un homme capable de régir les plus grandes propriétés, et qui administrerait tout aussi bien un royaume. Si j’étais souverain, je ne chercherais pas longtemps un ministre des finances.

— On dit, en effet, que c’est une intelligence des plus remarquables ; ne s’est-il pas fait, sans reproches, une fortune de dix beaux millions ?

— Dix ? Allons donc ; il en a bel et bien quarante, et du crédit pour le double et le triple. Bientôt il sera maître de la moitié du territoire de l’empire, car il y a bien plus loin, pour de pareils hommes, d’un écu à dix mille roubles que de quarante millions à un ou deux milliards.

— Qu’est-ce que vous me dites donc là ? s’écria Tchitchikof l’œil écarquillé et la bouche béante.

— La vérité. Voulez-vous que je me répète ? Soit. Celui-là s’enrichit lentement, qui intelligent, actif, économe, ne possède que quelques centaines ou quelques milliers de roubles vaillant ; mais le possesseur intelligent de plusieurs millions a devant lui une sphère d’activité immense dans laquelle il est grand, puissant, irrésistible ; il fait un pas, le champ se déblaye, la carrière s’aplanit, l’horizon recule, les rivalités disparaissent et fuient pêle-mêle. En toute vente, en tout achat, en toute adjudication aux enchères, en toute entreprise, qui oserait, qui pourrait accepter la lutte contre lui ? Quel esquif imprudent