Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/208

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Telle était en effet la disposition d’esprit où les discours de Constánjoglo avaient mis son âme. Il y a ainsi, pour chaque homme, certains discours qui nous font découvrir à l’improviste une amie, une sœur, une nature très-sympathique, dans l’âme de celui qui parle. Et souvent c’est dans le fond de la steppe, dans la solitude la plus inconnue du monde, qu’il vous est donné de rencontrer l’homme dont le chaud et sympathique langage vous fait oublier et le manque de routes, et le manque d’asile nocturne, et l’absence de toute distraction de la vie contemporaine, et le jeu fallacieux des mille prestiges auxquels on se laisse si aisément prendre. Ce langage doux au cœur se grave profondément dans l’esprit ; rien ne s’efface d’une heureuse soirée passée à l’entendre ; la mémoire fidèle conserve tout ; elle rappelle qui était présent, comment on était placé, ce que l’homme à la parole amie tenait à la main, le son de sa voix, le ton, l’accent qui accompagnait telles ou telles de ses paroles, et jusqu’aux détails les plus insignifiants de l’entrevue.

Aucune circonstance de cette soirée n’échappa à Tchitchikof : ce petit salon très-modeste, très-simplement meublé, l’expression de parfaite bonhomie des traits de son hôte évidemment bienveillant, et la pipe à large et beau mounschtouk d’ambre jaune qui fut présentée à Platônof, et le rapide courant de fumée que celui-ci poussa au nez de son doguin, et le reniflement du doguin, et le rire indulgent de sa charmante sœur, qui lui disait : « Assez, assez ; finis de tourmenter cette pauvre bête ; » et la joyeuse clarté des bougies, et le grillon de l’angle du poêle et la porte vitrée, et la fraîche et claire nuit de printemps qui leur faisait spectacle en argentant les cimes des arbres, transpercés plus bas par le scintillement des étoiles, et les mélodies tour à tour vives et tendres du sauvage rossignol, partant du centre d’un bocage aux feuilles par moments toutes ruisselantes de reflets d’or.

« Mon très-honorable Constantin Féedorovitch, vos discours ont pour moi la plus exquise douceur, dit Tchitchikof, et j’ajouterai que jamais encore je n’ai ren-