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comme injectés d’une lymphe de voluptueuse délectation. Le silence s’était fait, et il écoutait encore.

« Constantin, passons au salon, » dit la dame en se levant de table. Tous se levèrent.

« C’est un très-honnête homme, ce monsieur, pensa Constánjoglo ; un homme comme il faut : attentif, sobre de paroles… Il ne ressemble guère à ces êtres légers, frivoles, distraits, évaporés comme ils sont maintenant tous. » Et après avoir pensé il devint plus gai, repassa sommairement dans sa mémoire toutes les belles choses qu’il venait de dire, et se félicita évidemment d’avoir ainsi rencontré un homme possédant l’art d’écouter et avide des conseils de la sagesse.

Pâvel Tchitchikof, cependant, ayant arqué son bras droit contre sa hanche, ramenait au salon Mme Constánjoglo, mais avec beaucoup moins de gracieuse prestesse, non sans doute qu’il fût chargé d’aliments comme en sortant de la table de Sabakévitch ou de Péetoukhof, mais simplement parce que ses pensées avaient pris un caractère de solidité matérielle qui communiquait à toute l’économie de sa personne une certaine gravité d’un nouveau genre.

« Tu auras beau dire, moi je trouve tout cela fort ennuyeux ! » dit à l’oreille de son beau-frère Platônof, qui fermait la marche.

Et quand, ensuite, on eut pris place dans le salon jaune, où l’on venait d’allumer les bougies, vis-à-vis d’une porte vitrée ouvrant sur le balcon qui conduisait au jardin, Tchitchikof sentit quelque chose d’analogue à ce bien-être de l’homme, qui, après de longues erreurs, de grandes anxiétés et bien des misères, aurait enfin aperçu à l’horizon le toit paternel… et qui, au moment même où il croit déjà toucher au terme de ses angoisses, au but de ses plus chers désirs, jette loin de lui son bâton de pèlerin, secoue la poussière de sa robe, se regarde dans la fontaine voisine, répare le désordre de ses cheveux, prélude au sourire qui est si naturel à la vie de calme et de bonheur qu’enfin il va goûter, et se dit : « Assez ! »