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qui est une sotte péronnelle, un vrai trousseau de princesse, l’équipage à l’avenant, et c’est moi qui, sous forme de prêt amical, devrait faire les frais de tout cela ! Vous vous moquez de moi, messieurs les… »

Ici M. Constánjoglo cracha trois fois de droite à gauche et pensa laisser échapper une demi-douzaine d’énergiques épithètes en présence de sa femme ; celle-ci en fut quitte pour un peu d’inquiétude. Quant au seigneur agronome, une ombre d’hypocondrie bilieuse obscurcit ses traits, sa figure se plissa, ce qui était chez lui le symptôme d’une grande agitation intérieure.

« Vous voudrez bien me permettre, mon très-estimable et très-honorable hôte, de vous ramener une dernière petite fois au sujet qui m’intéresse, dit Tchitchikof, après avoir bu un verre d’un ratafia de framboises, que l’on faisait admirablement dans cette maison. Si, par exemple, j’achetais, moi, supposons, cette terre dont vous avez bien voulu nous parler, en combien de temps aurais-je la chance de faire fortune ?

— Si vous voulez vous enrichir vite, vite, dit Constánjoglo avec un mélange de brusquerie et de sévérité, vous ne parviendrez jamais à faire fortune ; si vous voulez fortement, résolûment, faire fortune, sans vous préoccuper du temps plus ou moins long qu’il y faut mettre, vous serez bientôt riche.

— Je commence à deviner, dit Tchitchikof, qui n’y était pas du tout.

— Oui, c’est ainsi ! dit Constánjoglo précipitamment et comme s’il s’emportait contre un contradicteur et contre Tchitchikof lui-même ; il faut être très-laborieux, très-vigilant ; sans cela, rien. Il faut se passionner pour son économie, et croyez bien que tout cela n’est point ennuyeux. Vous avez pensé qu’on se morfond à la campagne ? Erreur ; moi, je me morfondrais bien autrement à la ville, si j’étais condamné à y passer un jour entier dans leurs salons, leurs clubs, leurs restaurants et leurs suffocantes salles de spectacle. Des imbéciles, des fous, un tas d’ânes, voilà, voilà toute la génération ! L’agronome