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— Mais y a-t-il tout près, bien près d’ici, quelque petit domaine à vendre ?

— Des domaines ruinés par la folie de nos hobereaux, des terres excellentes en elles-mêmes, mais indignement négligées, oui ; et tenez, ce matin encore, on me sollicitait d’acheter la terre de Khlobouëf qui confine aux miennes ; c’est un bien dont il pourrait hardiment me demander quarante mille roubles ; je les lui compterais sur-le-champ sans marchander… mais je n’ai pas même voulu savoir ce qu’il en veut.

— Hum ! » fit Tchitchikof ; et après une minute de silence, d’un ton timide et comme s’il craignait de commettre quelque indiscrétion : « Peut-on savoir, Constantin Féedorovitch, pourquoi vous ne faites pas vous-même cette acquisition ?

— Un grand point dans la vie, c’est de savoir se borner ; je suffis à ce que j’ai ; acquérir plus, ce serait m’exposer à ne plus suffire et à subir les effets de la fatigue. D’ailleurs, sans que je songe même à des agrandissements, les hobereaux du district criaillent déjà contre moi, prétendant que je profite amplement de l’extrême détresse où ils sont presque tous, et que j’achète sans honte, pour un morceau de pain, tantôt un bois, tantôt un champ, tantôt une pièce de pré, en me donnant les airs de leur rendre service. Ce sont des propos aussi bêtes que mensongers ; ils me reviennent, je souris… Mais, à la longue, ces bruits pourraient prendre de la consistance, et je ne veux pas y donner lieu.

— Rien, dans les oisifs, ne peut arrêter la passion de médire.

— Vous ne sauriez vous faire une idée de ce que c’est que les têtes de notre gouvernement ; ici on ne m’appelle guère autrement que le vilain, le ladre, l’avare ; et quant à eux, ils sont tous ce que doit être un vrai gentilhomme ; aucun ne manque de dire : « Me voici ruiné pour avoir encouragé le commerce et l’industrie ; les considérations de fortune ne me feront jamais descendre jusqu’à cette vie de cuistre que mène Constánjoglo au milieu de sa mougikaille. » Ces messieurs aiment mieux un cadre de valetaille.