Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/201

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son ; et, ces dispositions faites, ils se retirèrent. Constánjoglo ne pouvait souffrir que les serviteurs écoutassent la conversation, et suivissent de l’œil les morceaux qu’il portait à sa bouche. Après avoir mangé la soupe et pris un verre d’une boisson qui était ou semblait être du vin de Hongrie, Tchitchikof se tourna vers son hôte et lui dit :

« Permettez-moi, Constantin Féedorovitch, de ramener votre attention sur l’objet de notre causerie interrompue. Je vous priais, et je vous supplie à présent, de me dire comment un homme sensé, plein de bonne volonté, de naissance convenable, pourvu d’ailleurs d’un certain rang civil dû à ses services, et possesseur d’un certain petit capital, devrait s’y prendre pour faire fortune.

— En ne donnant au prochain que de nobles et bons exemples ?…

— Des exemples très-bons à suivre. Oui, oui.

— Dans les villes ou à la campagne ? Avec le monde et selon le monde, ou en s’établissant résolûment aux champs, en se faisant tout à fait campagnard ?…

— En se faisant campagnard déterminé, soit.

— Eh bien ! il faut, selon ses facultés, acheter une bonne petite terre, et tâcher qu’elle soit dans le voisinage de quelque agronome qui ait fait ses preuves ; puis s’efforcer, par tous moyens, de se faire un guide et un ami de cet agronome ; il n’en est pas un qui ne compte sept ou huit domaines en plein désarroi autour de ses possessions…

— Je comprends ; l’exemple et les conseils d’un sage voisin sont déjà un gage de prospérité, mais si le pauvre ignorant qui veut s’instruire, voyait, sans aller plus loin, les prodiges qu’on a ici sous les yeux à chaque pas et qu’il voulut s’établir dans ces cantons, trouverait-il son affaire, et pourrait-il se flatter que vous ne refuseriez pas de l’éclairer de votre incomparable expérience ?

— Moi ? pourquoi pas, s’il m’estimait propre à lui servir de guide, et qu’il eût bien fermement résolu de se livrer à son exploitation, sans nullement se soucier des clabauderies de son voisinage ?