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le faisant bon agriculteur ; là est le seul vrai commencement de la sagesse. Le monde entier est devenu si sot, si sot, que je ne sais plus vraiment qu’en penser ; et quels livres encore leurs sages publient tous les jours ! Quelques-uns ne se sont-ils pas avisés de dire d’un ton magistral : « Le paysan mène une vie trop simple ; il faut le familiariser avec les objets de luxe et d’élégance, et lui inspirer le désir de relever sa condition. » Et, notez que ces auteurs-là, eux-mêmes, avec leurs goûts et leurs principes raffinés, sont devenus, d’hommes qu’ils étaient, de vraies guenilles. La vie élégante leur a valu des maladies et des infirmités inouïes. Et il n’y a pas aujourd’hui un garçon de dix-huit ans qui n’ait déjà satiété de tout ; le jeune drôle n’a plus de dents, et sa tête est nue comme mon genou. Et l’on voudrait maintenant empester par ce moyen les gens de la terre ! Ne devons-nous pas, au contraire, rendre grâce à Dieu de ce que jusqu’à ce jour il est resté chez nous une classe, heureusement la plus nombreuse, qui, par situation, demeure complétement étrangère à ces insanités diaboliques ? Oui, la classe agricole est en Russie tout à fait estimable et hors de ligne dans la population, en fait de moralité et d’utilité sociale. Qu’on ne s’avise donc pas de nous la gâter ! Et Dieu veuille qu’un jour luise où tout Russe vaille un laboureur !

— Ainsi vous croyez que l’économie rurale, bien étudiée, et surtout bien pratiquée, est ce qui donne les plus gros et les plus sûrs revenus ? demanda Tchitchikof.

— Je dirai, moi, les plus légitimes, et non pas les plus gros, ni même les plus sûrs. Il a été dit : « Tu cultiveras la terre à la sueur de ton front. » Il n’y a pas à subtiliser là-dessus. Il est démontré par l’expérience des siècles que, dans la condition d’agriculteur, l’homme conserve une âme plus simple, plus pure, plus belle et plus noble. Je ne dis pas qu’on ne puisse s’occuper de mille autres choses ; mais je dis que la terre est notre mère, et que nous lui devons nos soins, notre amour et nos sueurs, par la volonté du ciel même. Les fabriques s’élèveront d’elles-mêmes ; je veux dire les fabriques et non pas les usines, pour la fa-