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philosophie. Il s’offrit d’abord à ses yeux six énormes in-folio, intitulés Prolégomènes ou Avenues des hautes régions de la pensée ; c’était l’introduction ; le livre lui-même en comprenait vingt de la même taille et du même poids ; sur le deuxième et le troisième rayon défilaient : Œuvres de Platon, Œuvres d’Aristote, Œuvres de Sénèque, de Cicéron, de Pline, de Montaigne, de Descartes, de Leibnitz, de Kant… puis des Anglais, des Écossais, des Américains, des Italiens, tous in-4o ; puis c’étaient des livres d’un format plus maniable ; ils avaient pour titres : Principes de philosophie, etc., etc., de la Métaphysique transcendante, de la Génération des idées et des pensées de l’homme, Traité de psychologie éclectique, etc., etc. Tchitchikof, ayant eu la fantaisie de tirer à lui et de feuilleter un volume, buta à chaque ligne contre une foule de mots inconnus : l’abstrait, l’absolu, l’objectivité et la subjectivité, le grand moi unique, l’identification, l’individualisme… et de bien plus sauvages encore dont nous faisons grâce à nos lecteurs. Tchitchikof en eut le frisson ; il se hâta de remettre le tome à son rang et de refermer l’armoire en essayant même de donner deux tours de clef à la serrure, qui n’en comportait qu’un.

« Ces belles choses-là ne me vont pas du tout, » dit-il ; et il passa à la troisième armoire, contenant des livres qui traitaient des arts. Là il prit au hasard un livre du plus grand format, illustré d’une foule d’images mythologiques qu’il se mit à examiner avec plaisir.

Les belles images de ce genre plaisent assez généralement aux célibataires entre deux âges, et aussi à une foule de méchants pauvres égrillards qu’on voit se trémousser d’aise au spectacle du ballet dans les théâtres des villes. Il n’est tels que les estomacs ravagés pour aimer les épices.

Comme Tchitchikof achevait de feuilleter les belles estampes de ce livre, et que déjà il se disposait à en prendre un autre d’un goût analogue, le colonel Kochkarëf entra dans la bibliothèque d’un air tout radieux, et tenant un papier à la main.