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qui fussent dans telles et telles conditions, et qu’il fallait passer tels actes et accomplir telle et telle formalité à la ville, sans qu’il fût nécessaire de s’y rendre en personne, mais par procuration nominale ou en blanc. Il mêla si adroitement à tout cela le nom de Bétrichef, qu’un fou pouvait aisément croire que l’honorable général portait un intérêt moral plus ou moins direct à la négociation.

« Si j’ai bien compris vos paroles, dit le colonel, c’est une demande qui m’est adressée, n’est-ce pas ?

— Eh ! oui.

— Eh bien, il faut la formuler par écrit ; elle ira d’ici tout d’abord à la commission des renseignements, requêtes et rapports. Le bureau me l’adressera à moi selon les formes voulues ; de là l’affaire passera au bureau des affaires domaniales dites rurales, d’où, après informé, au comptoir de l’intendance ; l’intendant ou bailli se mettra en rapport avec mon secrétaire, à qui je communiquerai ma résolution, et l’affaire retournera aussitôt d’instance en instance…

— Oui, s’il y avait une demande écrite, circonstance qui ne peut avoir lieu dans l’espèce ; ce n’est ni cinq ans ni cinq jours que je vous ai consacrés, cher colonel, mais à grand’peine cinq heures. Vous considérerez que l’affaire dont il s’agit sort du cours vulgaire de votre belle administration ; il est question ici d’âmes administrativement vivantes, et en réalité non vivantes, et même, humainement mortes, entre nous, trop bien mortes, n’est-ce pas ?

— À merveille ! Eh bien, vous écrirez que les âmes sont, à quelques égards, non pas vivantes, mais mortes.

— Vous me permettrez de vous faire observer que, toutes mortes qu’elles sont, ces âmes sont données, selon les matricules du cens, comme très-vivantes ; la fiction légale ne le permet pas autrement.

— Fort bien, fort bien ; vous n’avez qu’à écrire justement comme ça, c’est charmant ; vous dites dans la supplique : « Mortes, mais il est réclamé, on désire… on requiert, comme de droit, qu’elles soient indiquées comme vivantes dans tous les actes à intervenir. » Il n’est tel en affaire