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main. Kochkarëf fit à Tchitchikof un accueil tout à fait aimable. Il avait un grand air de bonté et des manières très-engageantes. Il se mit de lui-même à raconter au visiteur combien de peines il avait eues pour mettre la régie de son domaine dans l’état où elle était en ce moment. Il se plaignait beaucoup de la difficulté extrême qu’il éprouvait à faire comprendre au paysan qu’il doit y avoir dans tout homme des aspirations nobles vers l’exercice des talents naturels, vers les arts, vers les choses de l’élégance et du luxe ; qu’il n’avait pu encore parvenir à faire adopter aux femmes de son obéissance l’usage du corset, quoiqu’il leur eût représenté mille fois qu’en Allemagne, où il avait passé près d’un an avec son régiment, il avait vu de ses yeux une fille de meunier, non-seulement mince de taille comme une guêpe, mais jouant du piano comme les belles demoiselles. Il ajouta que cependant, et malgré tous les entêtements trop connus de l’ignorance, il ne céderait pas, et qu’il n’aurait de repos que quand il verrait les paysans de ses terres aller aux champs et suivre leur charrue en lisant les dissertations du grand Franklin sur les paratonnerres, et les derniers traités de l’étude des terroirs. (Tchitchikof branla la tête, mais à la dérobée.) « Et moi, figurez-vous, je n’ai pas encore trouvé deux petites heures, depuis six ans que j’ai le livre, pour lire La Duchesse de La Vallière ! » ajouta-t-il en prenant un air des plus piteux.

Le colonel lui fit beaucoup d’autres confidences sur ses projets destinés à assurer le bonheur de ses vassaux ; j’ai remarqué que le costume était à ses yeux d’une immense importance. Il engageait sa tête que, si l’on parvenait à faire adopter à la moitié de la population de l’empire la culotte allemande, la civilisation se ferait jour de toutes parts, le commerce ne tarderait pas à fleurir, et un siècle d’or commencerait aussitôt en Russie.

Tchitchikof, après l’avoir longtemps écouté et regardé bien droit en plein visage, se fatigua, et résolut tout à coup d’aborder rondement certaine question vitale pour lui ; il exposa en peu de paroles qu’on avait besoin d’âmes