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vous, car il n’y a là aucun profit à espérer. Voici les arrhes ; il y a là trois mille roubles, tenez. »

Et il livra à Constánjoglo un paquet de sales assignats qu’il venait de tirer de sa poitrine ; Constánjoglo prit le paquet et le fit aussitôt passer très-froidement, et sans compter, dans l’une des poches de derrière de la robe de son surtout.

« Hum ! fit tout bas Tchitchikof ; il fait de ces assignats de banque comme d’un mouchoir de poche ! »

Constánjoglo, une minute après, parut sur le seuil du salon. Tchitchikof fut frappé plus fortement encore, en le voyant de près, par le hâle de son visage, par le fourré de sa noire chevelure déjà marquée çà et là de gris, par l’expression vive de son regard et par le teint bilieux particulier aux natifs du Midi. Il n’était pas d’une origine proprement russe ; lui-même il ignorait d’où étaient venus ses ancêtres, et se souciait très-peu de son arbre généalogique, jugeant que la possession des preuves ne vaudrait jamais le coût de la recherche, et que de tels documents ne sont d’aucune utilité en agronomie. Il se tenait pour Russe et bon Russe, à tel point qu’en fait de langues, il ne savait que le russe, et qu’il le parlait sans ambages, tout à fait à la russe.

Platônof présenta Tchitchikof, et celui-ci eut à l’instant même l’accolade de bienvenue.

« Mon cher Constantin, tu sauras que, pour secouer mes tristesses sans cause, ou, si tu veux, mon hypocondrie, dit Platônof, j’ai résolu de parcourir plusieurs gouvernements. Et voici justement Pâvel Ivanovitch qui m’a proposé de l’accompagner, dans l’idée qu’il a que cela me fera du bien.

— À merveille ! » dit Constánjoglo.

Puis s’adressant poliment à Tchitchikof, il ajouta :

« Et où comptez-vous aller d’abord ?

— Je vous avouerai, dit Tchitchikof en penchant avec grâce la tête sur l’épaule droite et en caressant le bras de son fauteuil, que je voyage pour le moment non pas tant pour mes affaires ou mes plaisirs que pour obliger une autre personne que je ne vois pas d’inconvénient à nom-