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« Voilà, voilà ce que vous devez faire, à mon avis, disait Constánjoglo au paysan ; rachetez-vous de votre seigneur : vous n’avez pas assez, supposons… eh bien, je vous prêterai, et vous me rembourserez en journées de travail.

— Non, à quoi bon nous racheter ? prenez-nous comme cela à votre service, et pour toujours : chez vous on devient hommes et on apprend la vie. Partout ailleurs, voyez-vous, le mal est si grand et si fort qu’il attire à soi ; les cabaretiers ont inventé de telles eaux-de-vie aux herbes qu’elles allument dans la poitrine une soif qu’un seau d’eau froide est impuissant à éteindre. On se remet, on s’aperçoit qu’on n’a plus un rouge denier. C’est une grande tentation, un scandale ! Le malin retourne le monde à sa guise ; je vous assure qu’il emploie toutes sortes de piéges, sans souci du regard de Dieu, pour tirer à lui le pauvre monde. On s’est mis à se bourrer le nez de tabac en poudre, à se gorger de la fumée de cette herbe maudite qui tue les mouches ; il se vend publiquement des philtres en bouteilles ; on a vu, c’est certain, on a vu le cuisinier d’une dame, d’une noble, préparer pour sa maîtresse des grenouilles, figurez-vous de vraies grenouilles… et c’est le docteur qui a donné la recette d’après laquelle on cuit et on assaisonne cette crapaudaille. La dame a tout avalé ; elle en redemande, figurez-vous… et voilà que le cuisinier en a goûté, et qu’il soutient que c’est très-bon. Quand tout marche au commandement du diable, que peut faire l’homme ? On a des yeux, on voit, on y est pris.

— Écoute, il faut que tu saches bien ce que tu me demandes. Chez moi on est bien loin de faire tout ce qu’on veut, et j’admets moins qu’un autre cette excuse qu’on a été tenté. Il est vrai que vous recevrez tout de suite une vache et un cheval ; mais à quoi il faut bien songer, c’est que positivement j’exige du paysan plus que personne n’exige dans tout le pays. Sur mes terres le travail est le premier point, et j’oblige les gens à travailler pour eux avec le même zèle et la même assiduité que pour moi ; je suis très-mauvais pour les paresseux, et j’ai le droit, vois-tu, de leur rendre la vie dure ; je travaille moi-même comme