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passaient à un second motif et que le coryphée déjà préludait à un troisième, et le chant ainsi grandit, grossit, s’élargit, s’anima… Péetoukhof s’agita sur la banquette, puis il chantonna, puis il se joignit assez résolûment à la basse, qui était la partie faible du canon. Tchitchikof ne chanta pas, mais il se sentit fier pour son pays d’entendre, à la lisière de la steppe, un chant russe si harmonieux. Le seul Platônof, fidèle à lui-même, pensa : « Le beau plaisir vraiment d’écouter des chants plaintifs et langoureux, comme si on n’avait pas déjà assez de prosaïque langueur dans l’âme, sans la triste poésie d’une pareille musique ! »

Ils redescendirent ensuite le courant et retraversèrent le lac ; il faisait déjà presque sombre ; bientôt les rames frappèrent une eau noire comme l’encre, et qui ne réfléchissait plus rien du ciel ; il était nuit close quand ils regagnèrent leur point de départ. Sur la rive des feux étaient allumés, et sur des trépieds de fer les pêcheurs confectionnaient une soupe au poisson où, pour le nombre et l’espèce, dominait, dans son mélange avec les autres, le ierche[1] qu’on précipitait vivant dans la chaudière.

Tout dans la cour domaniale était déjà rentré ; il y avait une bonne heure qu’on avait renfermé le bétail dans les étables et la volaille dans les basses-cours. La poussière que tout cela avait soulevée était depuis longtemps retombée ; les pâtres, assemblés à la porte cochère, attendaient leur pot de lait et une invitation d’aller prendre leur part à la soupe aux ierches.

À la faveur du calme et des ténèbres de la nuit, on entendait les paisibles entretiens des villageois, mêlés au jappement des chiens de quelques hameaux d’alentour. La lune s’élevait et commençait à éclairer les sites ; bientôt après tout fut baigné de sa douce lumière, et ce furent de magnifiques tableaux vainement exposés : les spectateurs manquaient au spectacle. Nicolâchka et Alexâchka,

  1. Ierche, petite perche de rivière d’une chair fine et délicate qui se pêche en Russie, et qui est fort rare dans les eaux de tous les autres pays.