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nous y avons mis bon ordre ; j’ai fait enlever une roue à certaine calèche élégante ; et quant à votre étalon, Platon Mikhaïlovitch, je l’ai envoyé en expédition à quelque quinze verstes d’ici. Vous couchez aujourd’hui chez moi ; demain, si vous l’ordonnez, nous dînerons de très-bonne heure, et vous serez libres comme l’air dès après la séance. On ne badine pas avec Péetoukhof, mes belles dames ! »

Platônof connaissait assez bien le patron pour savoir qu’il n’y avait pas à s’en défendre, et il se résigna à rester. Il n’y a rien de tenace, en Russie, comme les hommes de cette humeur dans leur parti pris d’hospitalité.

En revanche, pour les dédommager, les deux futurs compagnons de voyage furent gratifiés d’une soirée admirablement gaie. M. Péetoukhof organisa une promenade sur l’eau. Douze de ses paysans, armés chacun d’une rame, les transportèrent, en chantant avec beaucoup d’entrain plusieurs chansons mélancoliques à refrains bruyants, à travers toute la surface unie d’un lac, à l’extrémité duquel ils pénétrèrent dans un courant, en amont d’une large rivière sans berge de part ni d’autre, et où ils eurent à passer à chaque minute sur des cordes tendues au travers du courant par les pêcheurs de profession. Les eaux faisaient voir, à une certaine agitation, la force de leur mouvement naturel contre l’obstacle des nombreuses perches fichées çà et là dans la rivière ; mais les rameurs levaient, au moment voulu, leurs douze rames à la fois avec précision, et le kâter[1], obéissant à l’impulsion donnée, glissait comme l’oiseau sur la surface immobile, éblouissante des lueurs d’or et de pourpre d’un beau soir.

Le coryphée était un gaillard à large poitrine, possesseur d’une voix pure et sonore, d’un vrai gosier de rossignol. C’est lui qui entonna la chanson, cinq de ses camarades reprirent ses paroles ; les six autres joignirent leurs voix en relevant le premier motif, pendant que les premiers

  1. Un kâter est une sorte de barque de transport à plusieurs bancs de rames.