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— Et nous allons chasser l’ennui tout de suite, dit notre hôte ; Alexandre, cours à la cuisine dire au cuisinier de nous servir les rastigaï[1]… Çà, où sont donc le Gobe-mouche Éméliane et le Voleur Antochka ? Qu’est-ce qu’ils font au lieu de nous servir la châle[2] ?

Mais comme il achevait ces mots, le gobe-mouche et le voleur parurent la serviette au bras ; ils couvrirent la table et y déposèrent un plateau dominé par six flacons de diverses eaux-de-vie. D’autres domestiques encore allaient et venaient à la hâte, apportant différents mets légers dans des assiettes couvertes, à travers plusieurs desquelles on entendait le joyeux frémissement du beurre. Gobe-mouche Éméliane et Voleur-Antochka dirigeaient le service avec une grande entente. Ces sobriquets ne leur avaient été donnés que par manière d’encouragement, car leur maître était un fort bon homme, très-peu enclin à la gronderie. Mais je l’ai dit ailleurs, tout bon Russe a un continuel besoin de quelque mot pénétrant qui entre dru comme la hache dans le sapin ; ce régime est nécessaire à sa langue comme une bonne goutte d’eau-de-vie à son estomac. Que dire là-dessus au Russe, si c’est sa nature, une nature à qui il faut du montant ?

À l’antecœnium, comme de raison, succéda immédiatement le dîner ; ici notre brave homme d’hôte devint un véritable assassin ; à peine il voyait dans l’assiette d’un de ses convives un morceau, il le flanquait à l’instant d’un autre en disant : « Sans accouplement, ni l’homme ni l’oiseau ne sauraient vivre. » Si le convive, pour le contenter, avait pris deux morceaux, il lui en glissait aussitôt un

  1. Les rastigaï, petits pâtés en hachis de viande, aux œufs, au chou, au gruau, souvent avec des cartilages (visiga) d’esturgeon, et avec une bonne cuillerée de consommé versée dessus par une cheminée de pâte ménagée ad hoc au sommet.
  2. La prégustation ou prélibation spiritueuse et apéritive qui précède immédiatement les repas en Russie, et qui est d’un usage général chez tous les gens aisés de la classe noble, s’appelle la châle, mais le plus ordinairement on dit l’eau-de-vie. Il se trouve des gens de province, en France, qui prennent la goutte avant la soupe; il y a analogie.