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— Un de nos voisins, répondit Alexandre ; Platon Mikhaïlovitch Platônof est un charmant homme. »

En ce moment entra dans la chambre un bel homme de grande taille bien prise, œil noir, chevelure blonde frisant d’elle-même, tout naturellement, en tire-bouchons, sur sa tête. Un jeune bouledogue à joli collier de cuivre, effrayant de vigueur et de denture, répondant au nom de Iarb, entra en même temps que son maître.

« Vous avez dîné ? dit mon hôte au nouveau venu.

— Oui.

— Alors vous êtes venu pour me narguer… Que diantre voulez-vous qu’on fasse d’un homme qui a dîné ? »

M. Platônof sourit et dit :

« Sachez pour votre consolation que je n’ai rien mangé, que je ne mange rien, que je ne mange plus, que je n’ai plus le moindre appétit.

— Quelle pêche je viens de faire ! si vous voyiez quel esturgeon ! demandez ; et même quels carassins !

— C’est dépitant de vous entendre parler. Comment faites-vous donc pour être toujours si gai ?

— Je vous le dirai, si vous m’apprenez d’où vient votre ennui.

— Belle question ! mon ennui vient de ce que rien ne m’intéresse, rien ne m’amuse plus.

— Vous mangez peu, tout est là. Mettez-vous à bien dîner, et vous verrez la différence. Ils ont inventé l’ennui ; la belle découverte, ma foi ! Autrefois, ici, on n’avait pas l’idée de ce mal-là.

— Vous y mettez de la fatuité, allons, comme si vous ne connaissiez pas l’ennui !

— Jamais je n’ai eu l’ombre d’ennui, je vous jure ; je ne saurais où prendre le temps d’en essayer. Le matin, je m’éveille ; le cuisinier accourt à l’instant : je lui commande le dîner, puis je prends le thé, je questionne l’intendant, je vais à la pêche, j’en reviens pour dîner, je dîne ; à peine j’ai dîné que le cuisinier reparaît pour que je lui commande le souper… Où voulez-vous donc que je trouve du loisir pour m’ennuyer ? »