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temps à perdre… Mon Dieu ! dit-il d’un ton de sympathie, vous auriez peut-être pu éviter d’engager ce beau domaine.

— Eh ! ce n’est rien ; on dit même que c’est avantageux. Tout le monde engage ses terres ; pourquoi donc rester en arrière des autres ? Je ne demeurerai pas toujours ici : il faudra bien aller essayer un peu de la vie de Moscou, et voici mes fils qui, de leur côté, abondent dans cette idée. Ils veulent avoir une éducation de capitale et non de village : c’est naturel.

— Voilà un fou ! pensa Tchitchikof ; il jette sa fortune au vent et il donne lui-même leçon de prodigalité à ses enfants. Ceci est un assez beau domaine ; s’il leur enseignait à se bien conduire avec les paysans, à régir sagement cette terre, tous s’en trouveraient bien, serfs et seigneurs. Mais, dès que ces deux grands dadais auront tâté de la civilisation des restaurants et des théâtres, toute cette prospérité s’en ira au diable. Moi, à leur place, je ferais ici mes choux gras… et comment !

— Allons, je sais, je sais ce que vous pensez là. (Tchitchikof se troubla et surtout lorsqu’il entendit les cinq premiers mots de ce qu’ajouta son hôte.) Vous pensez : « Voilà un fou ! voilà un fou, ce Péetoukhof ! il m’invite à dîner ; je suis chez lui depuis une heure, et rien n’est encore prêt. » Patience ! cela chauffe, cela chauffe, mon très-cher monsieur ! La fille à tête rosée que vous avez vue en passant n’aura pas fait ses tresses que nous serons servis, vous verrez.

— Père, voici Platon Mikhaïlovitch qui vient dîner avec nous, dit Alexandre qui s’était mis à la fenêtre.

— Où çà ? dit Nicolas ; là, sur un cheval gris ? tu crois, Alexandre ? Allons donc ! il est plus gros que ça.

— Plus gros, moins gros, comme tu voudras ; mais c’est son allure, c’est bien lui.

— Où donc ? où donc ? s’écria Péetoukhof en courant à la fenêtre.

— Qui est ce Platon Mikhaïlovitch ? demanda Tchitchikof à Alexandre.