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— Il n’y a pas là d’erreur… allons donc, quelle erreur ? Vous dînerez, vous tâterez de ma table, et vous pourrez dire alors s’il y a eu erreur ou non. Je vous prie d’entrer, » ajouta-il en prenant Tchitchikof par le bras et l’introduisant dans la maison.

D’une chambre latérale voisine du salon sortirent deux adolescents en pardessus d’été, faits des nouveaux guingans, légers, minces et lustrés ; ces jeunes hommes avaient près de trois pieds de haut de plus que leur père.

« Ce sont mes fils, tous deux collégiens ; ils sont venus passer ici les fêtes. Toi, Nicolâchka, tiens compagnie à monsieur, et toi, Alexâchka, suis-moi. »

Et il disparut, suivi d’Alexandre. Tchitchikof s’occupa avec Nicolas, que le père appelait Nicolâchka[1]. Nicolas lui sembla promettre de sa personne, au pays, un employé, un gratte-papier, un fainéant de plus ; il raconta de prime abord à Tchitchikof que le gymnase du chef-lieu n’avait rien à lui enseigner, que son frère et lui avaient le projet d’aller à Pétersbourg, et que ce serait pour eux une grande duperie que de perdre leur temps dans leur province.

« Je comprends, pensa Tchitchikof ; cela tourne aux estaminets et aux boulevards. » Et il ajouta en s’adressant à l’enfant : « Et en quel état se trouve le bien de votre père ?

— Hypothéqué ! répondit le père lui-même qui venait de rentrer dans la chambre ; grevé, archigrevé !

— Ceci est mauvais, pensa Tchitchikof ; bientôt tout sera séquestré, vendu, morcelé ; il n’y a ici pour moi que du

  1. Nikolâchka, Alexâchka, selon l’habitude mignarde qui est demeurée jusqu’à ce jour presque générale en Russie, d’accourcir et d’allonger tous les noms propres et la plupart des noms communs, de manière à toujours trahir indiscrètement l’idée qu’on se fait de la chose nommée. C’est un déluge de diminutifs, d’augmentatifs, de péjoratifs et de fréquentatifs, non-seulement dans les substantifs, mais dans les adjectifs, dans les verbes et dans les adverbes, qui démontre tout d’abord à l’observateur que cette langue est la plus naïve de l’Europe, la plus jeune, la plus pittoresque, la plus poétique, la moins fatiguée, la moins épurée, la moins philosophique, la plus fantasque, la moins saisissable pour tout étranger. C’est du vin qui fermente à rompre les cuves et les tonnes ; on ne le boit pas encore, et déjà il porte à la tête.