Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/159

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prince poisson est venu demander à visiter ma cuisine ! cria le seigneur à ronde panse. Çà, allez en avant, cher monsieur ; vous ne serez pas dans la cour que j’y serai moi-même. Cocher, prends par la descente et traverse les potagers… Hé ! Thomas Télépine le grand, cours leur débarricader la haie pour qu’ils passent. Cet homme va vous guider ; moi, tout à l’heure je suis à vous. »

Thomas le grand, paysan à longues jambes, courut pieds nus et en simple chemise, en avant de l’équipage, à travers tout le village, où l’on voyait étendus sur des pieux, devant chaque chaumière, rets, éperviers et filets de tout nom et de toute forme ; tous les gens de cet endroit étaient pêcheurs. Le rustre arriva à une barrière de palissade et enleva les quelques perches dont elle se composait. La calèche, après avoir traversé de grands terrains jonchés de légumes, franchit une autre barrière et roula sur une place au milieu de laquelle s’élevait une église de bois. Au delà s’apercevaient les toits de la maison seigneuriale.

« Oui, ce Kochkarëf est un drôle de corps ! pensa Tchitchikof.

— Me voici ! hé, je vous l’avais dit, » cria une voix.

Tchitchikof jeta un coup d’œil dans la direction de cette voix ; c’était celle du seigneur qui roulait dans un équipage léger, légèrement vêtu d’une veste de cotonnade, d’un pantalon de nankin, et le cou entièrement découvert. Il était assis de biais sur sa drochka, que sa vaste capacité remplissait et bien au delà, de sorte qu’il avait, pour guider, une tournure d’Automédon assez nouvelle.

Tchitchikof voulait lui adresser une parole quelconque, mais il avait disparu. La drochka[1] s’apercevait au loin

  1. Drochka, banc monté sur quatre roues, matelassé en dessus, pourvu de paracrottes sur les deux côtés : c’est un équipage très-léger et découvert, sur lequel on se tient à cheval, appuyé contre un dossier très-bas. On sait qu’il date de l’époque de la domination tatare. Cet équipage, parfois élégant dans les villes, se balance sur ses ressorts, et ce mouvement oscillatoire presque continu est cause qu’il s’appelle drochka ou drojchka, de drojatt, trembler.