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semées, faites de rondins hâlés en gris par l’effet du temps. Les toits en saillie sur le pignon se réfléchissaient dans l’eau, là où l’eau était calme. Mais en certain endroit, une vingtaine de villageois plongés dans le lac même, les uns jusqu’à la ceinture, d’autres jusqu’aux aisselles ou jusqu’au menton, tiraient à eux un immense filet.

Chose étrange !… dans ce filet s’était pris, je ne sais trop comment, outre le poisson, un individu de notre espèce, aussi large que haut, une vraie citrouille, un tonneau orné d’une tête, de jambes et de bras.

L’homme-citrouille, en se démenant, faisait grand remue-ménage dans l’eau et braillait de tous ses poumons : « Denis Télepine, donne à Cosime ! Cosime, prends le bout à Denis ! Hé toi, Thomas le grand, ne tiraille pas comme ça ! Laisse ça, laisse et va aider à Thomas le petit !… Ah ! les enragés, ils rompront la nasse ! »

On voit que, si l’homme-potiron criait à tue-tête, ce n’était nullement dans la crainte de se noyer ; il était parfaitement garanti contre un pareil accident par la rotondité de sa taille. En effet, il aurait en vain fait mille sauts de carpe et changé à l’infini de posture afin de pouvoir plonger, l’eau eût refusé obstinément de le recevoir dans son sein ; il était obligé par constitution de flotter en balise, et, si deux hommes se fussent établis sur son échine, toujours bien n’aurait-il pas sombré ; seulement sa carène ayant, dans cette hypothèse, un tirant d’eau plus considérable, son haleine devenant oppressée et les passages de la respiration souvent interceptés, je me figure qu’il aurait certainement lancé du nez et de la bouche une grande quantité de jets amusants qui l’auraient d’autant mieux fait ressembler à une baleine.

Ce qui provoquait ses cris, c’était uniquement la crainte que ses gens ne rompissent quelques mailles du filet, et que le poisson ne regagnât le large ; aussi se faisait-il amener à la rive avec toute la capture frétillante, au moyen de cordeaux que venaient de lui lancer pittoresquement quelques hommes qui se tenaient sur le bord.