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l’état superbe où vous la voyez… où aurais-je pris le temps de causer ? c’est moi qui ai tenu à ce que vous eussiez la calèche de cérémonie ; c’est vieux, mais c’est gentilhomme, cela. Pétrouchka a eu tout le loisir, lui, de questionner le cocher du général, et il ne s’en est pas fait faute.

— As-tu perdu le bon sens ! je t’ai dit cent fois qu’il n’y a pas à faire fond sur Pétrouchka ; Pétrouchka est une bûche, un imbécile, un animal ; je suis sûr que le drôle est ivre et qu’il se tient à grand’peine sur le siége contre toi.

— Eh, la grande affaire, la route !… la route ! bzzt… dit Pétrouchka en faisant un quart de conversion à gauche et en jetant un regard oblique, hébété et sans but : arrivé au pied du versant de l’autre côté de la montée, prendre à droite par les prairies… et… et voilà… c’est tout.

— Et toi, brute, pourvu que tu aies de la sivoukha[1] à boire, c’est tout, c’est bien tout ce qui t’intéresse. Fi, quelle odeur de brandevin il exhale ! c’est une brûlerie ambulante ! tu es joli garçon, va, joli garçon… et pourtant ce n’est pas, je crois, de toi qu’il a été dit :

Il parut, et l’Europe admira sa beauté. »

En achevant ces mots, Tchitchikof se caressa le menton et la jambe, et il reprit à voix basse : « Quelle différence, vraiment, quand j’y pense, entre un gentilhomme… éclairé, civilisé, et ces ignobles figures de laquais ! »

Cependant la calèche dévalait. Il s’offrit de nouveau aux regards du voyageur des prairies, puis de ces vastes espaces qui ne sont pas des steppes russes et qu’en Hongrie on nommerait des poustas, en d’autres lieux le pays plat, ou des landes, et partout des solitudes… parce que l’on fait bien d’y aller plusieurs ensemble si l’on tient à voir se remuer un peu de monde.

On apercevait de loin en loin, pour toute décoration, quelques tremblaies de médiocre étendue. Doucement

  1. Sivoukha, eau-de-vie de grain très-commune.