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vingt-dix âmes mortes de ses terres, et lui en remit la liste comme de paysans très-vivants qu’il lui aurait vendus. Ainsi fit de son côté le général ; le magistrat se chargea de tout préparer de manière que vendeurs et acquéreurs n’eussent plus qu’à venir au chef-lieu apposer leurs seings et déjeuner dînatoirement, avec messieurs les témoins de la transaction, chez le bon magistrat si rond en toutes choses.

Dans l’intervalle des négociations où l’on rit aux larmes du bon tour joué à l’oncle de Tchitchikof, devenu la fable des bureaux, notre galant héros, malgré deux petites chutes sans conséquence, se formait à l’équitation d’après les conseils que Julienne lui donnait indirectement, et devint par là assez bon cavalier pour entreprendre, sans trop de meurtrissures, une excursion plus lointaine.

Quant à notre Beau Ténébreux, le mélancolique Téntëtnikof, il perdait chaque jour de sa sauvagerie. On le vit se rapprocher d’un de ses voisins de campagne, un Nemrod qui, lorsqu’il allait dîner chez Bétrichef, l’avertissait à tous coups de sa visite, en lui envoyant, la veille, une belle bourriche de gibier : ses terres confinaient à celles de tous les deux. Ce voisin possédait, au fond d’un charmant bocage, une jolie maison de plaisance affectant la forme d’un repos de chasse ; il y entraîna un soir Téntëtnikof, le fusil sur l’épaule, sous prétexte de chasser le lendemain à la tiaga[1], dès avant l’aurore. Ils n’étaient pas là depuis une demi-heure que le hasard fit apparaître, devant le perron du joli pavillon, le général Bétrichef en calèche. À cheval, aux deux portières, se tenaient Julienne, éblouissante de beauté, et Tchitchikof qui, charmé de l’heureuse rencontre, en augura la réconciliation soudaine de ses deux hôtes habituels. Son nouvel hôte du jour, d’une amabilité parfaite, improvisa un thé, un souper fin, un champagne abondant frappé à la glace, et un punch aux ananas très-flambant, auquel les quatre cavaliers firent honneur sans paraître surpris

  1. Voy. pour ce mode de chasse à l’affût la description qui en est faite dans les Mémoires d’un Seigneur russe, page 19 de notre dernière édition.