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avant que la grosse faim eût été abattue par les deux premiers services, mais ensuite, Tchitchikof put conclure de ce qui fut dit que, grâce à la parfaite serviabilité du magistrat, le général n’avait jamais à se rendre à la ville, pour ses affaires. Les seules circonstances où il se dérangeât, c’était quand une pièce importante exigeait sa signature dans ceux des livres matriculaires qu’on ne déplace pas.

Notre héros qui écoutait d’une oreille de ce côté, tout en conversant avec Julienne, avait compris l’admirable parti qu’on pouvait tirer de l’intimité du magistrat et du général. Aussi ne mangea-t-il presque rien, et, dans son vif désir de complaire à la noble demoiselle passionnée pour les promenades équestres, il exalta le charme de l’exercice du cheval, et dit l’avoir beaucoup pratiqué autrefois. Il fut pris au mot ; la soirée s’annonçait fort belle ; moins d’une heure après le café, comme il se rendait dans la cour pour faire atteler, tandis que le général, dans un coin du divan de la galerie, et le magistrat, dans un vaste fauteuil, faisaient la sieste, Paul Ivanovitch se vit présenter un joli cheval de selle, et Julienne souriante, et la cravache à la main, s’installait sur une fringante haquenée. Il fit bonne mine à mauvais jeu et monta. En un clin d’œil Julienne eut deviné la complète inexpérience de son compagnon de chevauchée, et comme elle était d’une angélique bonté, elle tint l’amble et ne fit durer l’épreuve qu’une demi-heure.

À leur rentrée le général remercia Tchitchikof de sa complaisance pour son enfant gâté, et l’engagea à venir les voir tant qu’il lui plairait.

Tchitchikof, fier de ses succès et de retour le soir chez son hôte, émerveilla le bon Téntëtnikof par le récit de tous les détails de sa visite. Le boudeur resta boudeur à l’égard du général, mais il sollicita Tchitchikof de faire honneur, dès le surlendemain, à l’invitation du général, et d’en faire autant deux jours après ce surlendemain. On croit qu’il fut échangé quelques messages entre les parties respectives, comme préliminaires de paix. Il en résulterait une sorte de preuve que M. André offrit spontanément à notre héros son hôte de lui faire donation amiable des quatre-