Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/140

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quoi il rebondit en arrière avec l’élasticité d’un ballon de caoutchouc.

— Oulinnka[1], dit le général en s’adressant à sa fille, Paul Ivanovitch vient de me raconter l’intéressante nouvelle que notre voisin Téntëtnikof n’est nullement aussi esprit bouché que nous le supposions, et qu’il s’occupe d’une chose, en vérité, assez considérable… de l’Histoire des généraux de 1812.

— Et qui donc a pu penser que ce fût un sot ? répondit-elle avec volubilité ; ce ne pourrait être que Wychépokrovof, à qui vous vous fiez trop, et qui est, lui, aussi borné qu’il est vil.

— Pourquoi vil ? il est un peu sot, voilà tout ce que je t’accorde.

— Il est vil et sot, et bas, et abject, repartit vivement Oulinnka. Celui qui a mortellement offensé ses frères, et chassé de la maison paternelle sa propre sœur, ne peut être qu’un mauvais homme.

— Oui, on raconte cela…

— Des contes de cette sorte seraient en huit jours reconnus pour d’odieuses calomnies. Je ne puis concevoir, mon père, comment, doué de la plus belle âme, du cœur le plus haut placé, tu reçois un homme qui est distant de toi comme la terre du ciel, et que tu sais toi-même être un malhonnête homme.

— Voilà, mon cher monsieur, dit le général à Tchitchikof en souriant avec une bonhomie sincère, voilà un joli échantillon des querelles que nous nous faisons, cette petite folle et moi. » Et se retournant vers sa fille, il ajouta : « Ma chère enfant, je ne peux pourtant pas le chasser par les épaules.

— On ne chasse personne par les épaules, quand on sait vivre, mais on se garde de faire tant de politesses à des misérables.

— Que faire, mademoiselle, s’il n’est personne qui ne se croie des droits à l’amour des autres ? Il n’y a pas jusqu’à

  1. Oulinnka, pour Ioulia, Julie, ou Ouliana, Julienne.