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que fronton de la maison du général, fronton qui pose sur huit colonnes d’ordre corinthien. L’air était imprégné d’une forte odeur de térébenthine ; on rafraîchissait ou rajeunissait tout ; on ne permettait à rien de vieillir. La cour, par son exquise propreté, ressemblait à un parquet. Parvenu devant l’entrée de la maison, Tchitchikof s’élança d’un air respectueux sur le perron, se fit annoncer au général, et fut introduit aussitôt dans le cabinet.

Le général, qui s’avança vers son visiteur, le frappa par son extérieur imposant. Il était vêtu d’un déshabillé de chambre en magnifique satin pourpre ; son regard franc, ses traits mâles, ses moustaches et ses grands favoris grisonnants, ses cheveux, par derrière, tondus très-ras sous le peigne, le cou, au-dessus de la nuque, gros, à trois bourrelets et deux vallées, plus une fissure de biais sur le tout… en un mot, c’était un de ces généraux à peindre, comme en posséda tant la grande année 1812. Le général Bétrichef avait, sous une couche de vertus, une couche de faiblesses. Les unes et les autres, comme on l’observe dans les Russes, étaient jetées en lui avec un certain désordre pittoresque. Dans les conjonctures décisives, il laissait voir générosité, bravoure, esprit, libéralité exemplaire en toute chose, et, à côté de cela, il montrait bientôt caprice, ambition, vanité, impolitesse et susceptibilité personnelle, dont ne se fait faute aucun Russe inoccupé, aux heures où il n’a nul besoin de résolution.

Il avait une antipathie marquée pour tous ceux qui l’avaient favorisé dans le service, et il s’exprimait âcrement, et par épigrammes, sur leur compte. Sa meilleure provision en ce genre était à l’adresse de l’un de ses anciens camarades, qu’il avait toujours regardé comme bien inférieur à lui en esprit et en capacité, et qui, cependant, l’avait distancé et occupait un poste de général-gouverneur de deux gouvernements, et, comme par un fait exprès, de ceux mêmes où se trouvaient ses terres, de manière qu’il se voyait en quelque sorte dans sa dépendance. Pour se venger de cette position subalterne, il le dénigrait en toute bonne occasion, critiquait chacun de ses actes, et en était venu