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livré à une agitation d’esprit telle qu’il n’en avait pas depuis bien longtemps éprouvé. Tout le cours somnolent et pour ainsi dire engorgé de ses pensées devint fluide, avec des mouvements fluctueux et bientôt impétueux ; un trouble nerveux agita tous les sens de ce baïbak[1] plongé jusqu’à ce jour dans la paresse de ces prétendus heureux du monde qui ont fait de leur vie un écoulement d’eaux dormantes, et se tiennent accroupis, l’œil fixe, occupés à le voir passer.

Tantôt il s’installait à sa place accoutumée sur le divan, tantôt il s’acheminait à sa fenêtre, tantôt il prenait un livre, et de temps à autre en tournait les feuillets sans avoir rien lu, tantôt jetait sur la table ce livre qui semblait l’empêcher de penser à son aise. C’était une chaîne de velléités. La pensée, née dans le cerveau (où naîtrait-elle ?), n’y vivait pourtant pas une seconde ; c’étaient des pattes, des queues, des embryons informes de pensées qui se mêlaient dans la tête et fuyaient on ne sait où ni comment… « Je suis dans une étrange situation d’esprit ! » disait-il ; et il allait à sa fenêtre regarder sur la route qui s’apercevait à travers la chênaie, au bout de laquelle se balançait encore dans l’air, n’étant pas parvenue à s’abattre, la poussière soulevée par la calèche qui emportait Tchitchikof pour quelques heures. Mais laissons Téntëtnikof, et suivons l’homme plus heureusement doué, que nous connaissons si supérieur aux injures du temps et des hommes.

  1. Mot tatar, désignant un solitaire, et signifiant à proprement parler : homme qui bâille à l’écart.